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CLÉMENCEAU ET LES ARTISTES MODERNES (1)

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Vendée : les Lucs-sur-Boulogne ... une improbable bourgade de 3289 habitants qui abrite une chapelle mortuaire à la mémoire des 564 personnes (dont 110 enfants de moins de 7 ans) massacrées le 28 février 1794 par les "colonnes infernales" au cours des guerres de Vendée. Un endroit que nous avons découvert en 1989 quand, soucieux comme à l'ordinaire de faire à l'inverse de nos contemporains, nous étions allés visiter la Vendée pour y célébrer d'une autre façon le bi-centenaire de la Révolution française.


Dignes enfants de la République, nous ignorions tout de ces épisodes et, curiosité et anti-conformisme aidant, nous avons découvert ce pays bien trop plat mais pourtant surprenant par l'entêtement qu'il affiche à célébrer ses martyres et son histoire particulière.


Etat d'esprit qui vaut aux Lucs un bâtiment moderne impressionnant, l'Historial de la Vendée. Or voici qu'une publicité pleine page dans le Connaissance des Arts de janvier, signalait en cet Historial une exposition au titre alléchant : "Clemenceau et les artistes modernes. Manet, Monet, Rodin…". Aucun adresse, pas plus de numéro de téléphone, il m'a fallu chercher les renseignements sur internet, comme si l'Historial de la Vendée était suffisamment universel pour que tout un chacun sache qu'il est aux Lucs de Boulogne. Bref, une exposition d'intérêt national, sur un thème pareil, cela méritait l'escapade. Il fallait faire vite avant la fin de la manifestation, qui se termine le 2 mars. Et durant le dernier week-end le musée sera ouvert jusqu'à 1h du matin...

Clémenceau portraituré à l'âge de 10 ans, par son père, Benjamin Clémenceau. Ce médecin positiviste et républicain engagé (il aura plusieurs fois des ennuis avec la justice à ce sujet), était avant tout un grand lecteur, toujours "enfermé dans sa bibliothèque", selon son fils. Passionné d'art, qui écrivait "vous pouvez vivre trois jours sans pain, sans poésie, jamais... l'art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l'esprit dans l'équilibre naturel de l'idéal", n'avait guère les moyens de s'offrir des œuvres d'art, mais il pratiqua la peinture et la sculpture. Le petit Goerges avait 10 ans, c'est l'époque où il est inscrit à la pension Montfort de Nantes pour y effectuer ses études secondaires. C'est à Nantes qu'il effectuera une formation scientifique tout en préparant un baccalauréat ès lettres.

L'exposition se donne pour objectif d'analyser liens qu’entretint Clemenceau avec les artistes de son temps, en tant que journaliste, critique d’art, mais aussi en tant qu’homme d’État, ministre et président du Conseil. 160 peintures, sculptures, dessins, estampes, photographies, ouvrages, lettres, organisés selon un parcours intelligent, permettent de mieux découvrir cet aspect connu mais pas souvent développé du Tigre vendéen.



Le parcours, structuré en six parties, aborde successivement :
  • La sensibilisation de l'homme de plume aux questions artistiques et l’amitié entre Clemenceau et certains critiques d’art comme Camille Pelletan et surtout Gustave Geffroy 
  • Son engagement pour les artistes dits « modernes » via ses écrits, ses actions et ses propres productions littéraires
  • L’homme-sujet par les portraits innombrables qu’il suscita auprès d’artistes majeurs comme Manet, Carrière ou Rodin, les monuments puis les images et caricatures qu’il inspira.
  • Son rôle d’amateur d’art par ses collections artistiques
  • L’amitié contrariée avec Auguste Rodin
  • Son amitié avec Monet 


C'est à propos de la série des fameuses cathédrales de Monet que Clémenceau interpellait en ces termes Félix Faure, dans un article publié le 20 mai 1895 dans La Justice : « Vous qui trônez gracieusement dans le palais de madame de Pompadour […] vous êtes aussi président de la République. […] Comment l’idée ne vous est-elle pas venue d’aller regarder […] l’œuvre d’un de vos contemporains, par qui la France sera célébrée dans le monde longtemps après que votre nom sera tombé dans l’oubli ? » 


L'ensemble est admirablement agencé, avec des petits traits de génie de mise en espace, comme la présentation de la "une" du numéro de Justice dont je parle ci-dessus, qui célèbre la série des Cathédrales de Monet et qui s'ouvre sur une "fenêtre"à travers laquelle on aperçoit celle que Clémenceau fit acheter par l'état en 1907 et qu'on admire maintenant à Orsay.



Ou plus loin, une autre fenêtre qui s'ouvre vers les tableaux que peignit Blanche Hoschedé-Monet quand elle vint, avec le maître, séjourner à Bélébat, le refuge vendéen au borde de l'Océan où le Tigre invita, au soir de leurs vies, son vieil ami peintre. Les toiles ne sont pas de tout premier ordre artistique mais leur côté spontané et détendu, relatant le séjour amical dans la bien-aimée Bicoque, est émouvant. C'est le dernier refuge du vieil homme politique, interdit de Vendée pour d'obscures chamailleries successorales, qui, loin des agitations parisiennes, se prépare à la mort.


Il y cultive son jardin, comme Monet le fit de Giverny (il remplace les nénuphars par des roses trémières), y construit son "petit Trianon de fagots" (un simple kiosque de bruyères) : "Mon palais de fagots va être édifié en une dizaine de jours... à droite et à gauche, deux murs de fagots doublés de sapin avec cretonne clouée... ainsi on aura devant soi la mer, et derrière la vue sur la forêt". Et là, il contemple le large, en rédigeant "Grandeurs et misères d'une victoire" : "des fleurs, de la brise, la mer danse, avec cela on peut se traîner" !


Ce séjour à Saint-Vincent-sur-Jard que Blanche peignit d'un pinceau maladroit, fut pour Clémenceau une grande joie :  lié par une profonde amitié à Claude Monet, il était heureux de l'accueillir chez lui. Après avoir défendu ses Cathédrales, en avoir fait acheter une par l'état, il le suivit avec constance et enthousiasme durant toute leur vie. Il le soutint, le conseilla, l'encouragea même, il était médecin, à se faire opérer de la cataracte. Il poussa aussi le peintre à achever les Nymphéas et lui rappela sa promesse de les offrir à l’État au lendemain de l’armistice, une manière de participer à la victoire. Il n'hésite pas, dans une des nombreuses lettres qu'ils échangèrent, à la "lui faire"à la Montaigne : « Je vous aime parce que vous êtes vous, et que vous m’avez appris à comprendre la lumière. Vous m’avez ainsi augmenté.».


L'exposition présentait une jolie série de Nymphéas (dont le super exemplaire de Dallas, le tondo que j'ai inclus dans la photo de Bélébat ci-dessus) de périodes très variées allant de 1904 à 1917, et de nombreux souvenirs de l'inauguration en 1927, au lendemain de la mort de l'artiste, de la série de l'Orangerie, pour l'installation de laquelle Clémenceau joua un rôle décisif.


Clémenceau qui conçut une peine immense lorsqu'il perdit son grand ami, assista bien sûr à ses obsèques. Et devant le cercueil du peintre recouvert d'un drap noir, il rugit "pas de noir pour Monet". S'insurgeant, il arracha le tissu de convenance, et saisissant un rideau à fleurs qui ornait une fenêtre proche, il en recouvrit celui qu'il appelait tendrement "mon pauvre maboul" (1). L'anecdote, peut-être enjolivée, est racontée par Sacha Guitry, mais la photo prise ce jour-là montre les traits ravagés du vieil homme qui pleure son ami et le cercueil recouvert d'une étoffe claire.


Les rapports tendus avec Rodin sont aussi fort bien rendus : on pénètre dans la salle qui leur sont consacrés et on se trouve nez à nez avec une série de 9 bustes de Clémenceau, en terre cuite, plus ou moins ressemblants, sculptés d'une main que l'on devine nerveuse et hésitante. En 1911, l'Argentine passa commande au sculpteur d'un buste de l'homme politique pour le remercier d'une série de conférence qu'il avait effectuées en Amérique latine. Les liens entre les deux hommes, après avoir été amicaux, s'étaient quelque peu distendus et Gustave Geffroy, qui avait proposé le nom de Rodin pour l'exécution de cette commande, pensait les rapprocher. Il n'en fut rien : après 15, voire 18 séances de pose, Rodin fit du vendéen 17 terres cuites,13 plâtres, un bronze et même un marbre, dont aucun n'eut l'heur de plaire à Clémenceau. Les deux hommes affrontent leurs egos puissants, et des idées franchement opposées : il n'en sort rien qui soit de nature à satisfaire le Tigre. Monet confiera plus tard "à chaque coup de pouce dans la glaise, je devinais qu'il n'était pas content, il me souriait avec pitié... son expression injurieuse me paralysait et me vexait...", et, de fait,  Clémenceau finit par déclarer à Rodin "ce n'est pas moi, c'est un japonais que vous sculpté Rodin, je n'en veux pas". Il faut dire que ce dernier avait de drôles de manières "Quand Rodin vint pour faire mon buste, il me demanda une chaise, il monta dessus pour me regarder le sommet du crâne, descendit et me dit "je sais maintenant comment vous êtes fait intérieurement et extérieurement. Je reviendrai dans huit jours".


De Rodin l'exposition montre aussi une trentaine de dessins "licencieux", très pudiques au demeurant mais qui sont restés jusqu'en 2005 cachés dans une enveloppe brune au milieu de documents administratifs ! Retrouvés il y a peu, c'était sans doute leur première apparition publique ! Ces figures féminines dans des postures diverses, suggestives, érotiques parfois, apparaissent sur le papier, évanescentes, à l’aquarelle et à la gouache et montrent les talents de dessinateurs du sculpteur.


A SUIVRE


 (1) Il l'appelait aussi "mon vieux coeur", "grand ami de mon coeur" (8 décembre 1924), "mon vieil enfant" (3 août 1924), "mon cher vieux frère" (21 décembre 1922), "mon cher homme des bois" (11 novembre 1923), "vieux falempin" (26 mars 1924), "vieux hérisson" (29 novembre 1924), "mon pauvre vieux crustacé" (6 août 1926), "espèce de vieux fou" (10 juillet 1925), "mon cher bon vieux bipède" (4 septembre 1926), faisant preuve dans son affection d'un humour et d'une imagination sans fin !!


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