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Channel: Bon sens et Déraison
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FÉLIX VALLOTTON LE FEU SOUS LA GLACE (1)

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Autoportrait à 20 ans : le jeune homme, les yeux plissés, pose en strict profil mais comme il tourne légèrement la tête vers nous, le visage est présenté de trois quart. Il adopte une attitude sévère, presque trop sérieuse pour un garçon de cet âge, impression accentuée par sa tenue sobre, agrémentée d'un col rigide, presque romain ! On sent, dans l'exécution, l'influence de références à l'art des peintres-graveurs allemands de la Renaissance : c'est un portrait d'un immense classicisme, à la sévérité à peine tempérée par le choix de la couleur du fond, bleu gris, uni.

Vous allez trouver que nous sommes snobs ! Et vous aurez presque raison : j'avais pris, pour les expositions du Grand Palais, un billet double, permettant de visiter à la fois Braque, la manifestation où "tout le monde" va ou veut aller (on ne compte plus dans notre entourage les voyages parisiens "pour aller voir Barque"), et Vallotton. Or, nous avons tant traîné nos guêtres dans cette dernière, que brusquement, alors que nous approchions de la dernière salle, nous vîmes une armée de gardiens, disposés en position serrée, qui avançaient vers nous l'air décidé. Devant notre air ahuri, presque inquiet, ce fut un concert unanime "ça va fermer"... Quoi, comment, déjà 22 heures ??? cela faisait plus de 4 heures que nous étions là, et certains d'avoir tout le temps de voir les deux expos, nous n'avions pas vu le temps passer. J'ai bien sûr tenté ensuite d'avoir tout de même une entrée pour Braque, mais vu l'engouement dont je parlais plus haut, rien avant début janvier, et encore ! Et bien, tant pis, nous n'avons pas vu Braque et n'avons pas regretté un instant d'avoir choisi et longuement visité Vallotton ! Une vraie découverte.

Réalisé en 1791, alors que le jeune artiste a de graves ennuis d'argent et s'est mis à créer des bois pour tenter de vendre plus facilement, ce bois montre un Vallotton de 26 ans, col cassé, habit élégant, réalisé en strict profil de médaille. En haut à droite, un soleil brille avec allégresse, éclairant vivement son visage aux plis assez amers. Il se découpe contre un muret qui semble surplomber une rue de ville, sans doute Paris. En bas, deux petits personnages chapeautés s'agitent joyeusement, à croire que malgré les difficultés le peintre croyait en avenir radieux.

Oh certes, Vallotton, nous connaissions déjà, nous en avons vu souvent, de-ci, de-là... mais là, toute une exposition consacrée à ce Suisse à cheval entre deux cultures, deux pays, entre deux religions, ayant vécu sur deux siècles, presque deux époques, c'était carrément passionnant. Un vrai coup de foudre. D’autant que l'exposition s'articule autour d'axes parfaitement ciblés, très judicieusement choisis pour mieux comprendre et apprécier le peintre, en un mot une exposition de très grande qualité. Ces thèmes ( Idéalisme et pureté de la ligne – Perspectives aplaties – Refoulement et mensonge – Un regard photographique – « La violence tragique d’une tache noire » – Le double féminin – Erotisme glacé – Opulence de la matière – Mythologies modernes – C’est la Guerre !) cernent idéalement les motivations esthétiques, sociales, personnelles et politiques de l'artiste, qui, à la fin de la visite, n'a (presque) plus aucun secret pour vous !

Maintenant Vallotton a 32 ans, il vit depuis 15 ans à Paris. Si l'on retrouve ici la gamme chromatique de bruns, verts et noirs des peintures de Holbein, la lumière frontale qui détache le personnage du fond à la manière de Cranach, et une pose presque figée à la Dürer, l'homme a déjà libéré sa touche et surtout, on le sent plus "à l'aise" que dans l'autoportrait de jeunesse. Il est jeune encore, vient tout juste de se marier et sa situation financière est en train de s'améliorer. Il est presque décontracté : son petit bouc bien taillé, sa moustache fièrement redressée et la discrète mèche rebelle qui s'échappe sur son grand front délicatement ombré montrent l'homme "bien dans ses baskets". Le sourire esquissé et l'oeil d'une vivacité pleine d'intensité viennent contredire sa tenue encore très sévère, pull à col montant et chemise à peine apparente. 

Son art, en apparence assez froid, très corseté, cache une passion vive et bouillonnante : Félix Vallotton est un être complexe et parfois mal compris. Il aime à mettre en scène des situations psychologiques étranges, contradictoires, voire transgressives. Il le fait avec une gamme de couleurs raffinées et toujours très vives, un dessin précis qui découpe les formes, des cadrages surprenants, très audacieux et qui adoptent parfois plusieurs points de fuite, pour un résultat toujours efficace et d'une originalité dérangeante. Il a, de la femme, une vision terriblement pessimiste, presqu'inquiétante. Et ses thèmes, adultère, fétichisme, oppression, radicalité politique, sont déclinés avec une acuité jamais prise en défaut. Autant vous dire que visiter une rétrospective consacrée à cet artiste vous plonge dans des abîmes de réflexions, de doutes, de malaises, et de purs moments de joie esthétique.



Vallotton a ici presque 50 ans et, enfin, il se représente en peintre, les armes à la main ! Même s'ils sont discrets, les attributs de son art sont là : palette et pinceaux, et, débordant très légèrement de la planche de bois, quelques touches de couleur vive, rouge, bleu, blanc lumineux. Félix se représente en tenue d'interieur, nettement plus décontracté que dans les deux autres portraits. Sa touche est sans concession : deux rides de concentration au front, et derrière ses grosses lunettes rondes, l'oeil toujours aussi vif, nous scrute avec acuité. Le jeune artiste timide s'est enfin affirmé, c'est un homme mûr et sûr de son art qu'il  décrit en cette année 1914, un peintre qui sait où il va !  Il appellera lui-même cet autoportrait "la statue du Commandeur", autant dire qu'il a conscience de sa valeur et est sûr de ses choix.

Difficile dans ces conditions de vous détailler les dix thèmes cités plus haut, il y faudrait dix articles et mes billets n'apporteraient rien à la réflexion déjà très pointue menée dans le cadre de l'organisation de cette exposition, sur la toile et en livres. Je vais donc me contenter de vous détailler quelques peintures particulièrement frappantes et qui devraient vous permettre de mieux cerner cet homme


Présentée dans la section Refoulement et mensonges, cette toile est une véritable énigme, que des études très poussées ont en partie résolue. Entre 1887, date où il fut réalisé, et 1965, ce petit tableau change au moins cinq fois de titre. En 1925, il s’appelle Intérieur chez F. Jasinski. En 1926, Le Haut-de-forme, intérieur. Olivier Senn l’achète en mai 1929 alors qu’il est devenu La Porte entrouverte. En 1934, son propriétaire le prête pour une exposition où il est présenté sous l’appellation, Le Haut-de-forme. En 1955, il se réincarne en Chapeau haut-de-forme. Ce n’est qu’en 1965, lors de son exposition dans le cadre de la première rétrospective consacrée à l’artiste à Zurich, que l’œuvre est définitivement (?) baptisée La Visite.


Si l'on observe dans un premier temps, l'ensemble, la porte semble carrément de guingois. Pire, l'angle du mur, à droite, se perd dans le dossier de la chaise. Si l'on prolonge le trait qui indique sa direction, il aboutit au niveau du pied avant de la chaise, au milieu de la plinthe, et plus du tout à l'angle de la pièce. Totalement bizarre comme effet !!


Cette distorsion est là pour brouiller les pistes. Objectivement et à première vue, les principales lignes de construction du tableau semblent strictement verticales : le chambranle de la porte, la porte elle-même, celle du fond aperçue par l'ouverture, les pieds de la petite table de gauche, jusqu'à l'ombre de gauche, tous ces éléments de l'intérieur imposent un découpage ordonné de l'espace qui semble manquer singulièrement de largeur. Ce faux angle est là pour nous imposer plus encore l'impression de verticalité.


Pourtant, la construction est beaucoup plus savante que ces premiers indices ne pourraient le laisser supposer. Convergeant vers le strict centre géométrique du tableau, déterminé par deux lignes dont la verticale passe par le bord de la porte et l'horizontale par la poignée de la porte et sa serrure centrale, toutes les lignes mènent l'oeil vers l'endroit stratégique de la scène : la pêne de la porte. Pour arriver à ce résultat, Vallotton est obligé de remonter complètement la perspective de la plinthe, de descendre exagérément celle de la moulure du plafond et de peindre, sur la droite, un cadre qui semble trop penché vers l'avant. Mais il accentue ainsi l'effet attractif du pêne, donnant l'impression que la porte vient juste d'être ouverte pour être franchie par le visiteur qui a laissé sa canne et son chapeau sur la chaise, qui participe elle aussi à cette perceptive revue et corrigée.


Et finalement, notre regard, qu'on le veuille ou non, se concentre dans le quart bas de la droite du tableau, là où l'essentiel est dit. Un visiteur vient d'entrer. On sait, grâce aux précédents titres de la toile et aussi grâce à une inscription manuscrite retrouvée sur le haut du châssis lors d'une restauration ancienne (Intérieur chez F Jasinski f Vallotton) qu'on est chez Félix Jasinski, un graveur d'origine polonaise, ami de Vallotton, et installé lui aussi à Paris. Aux alentours de 1887, Félix Vallotton le fréquente assidûment. C’est à ses côtés qu’il apprend la technique de la pointe-sèche qu’il pratiquera de 1887 à 1889. L’année où il peint l’intérieur de l’appartement parisien du graveur, il réalise aussi deux portraits de son propriétaire.


Dont celui-ci intitulé Félix Jasinski tenant son chapeau, aujourd’hui conservé à Helsinki et dans lequel Félix Vallotton affirme sa volonté de se détourner des canons académiques. Pourtant, tout semble classique : les teintes, bruns et ocres, à peine éclairés par le blanc immaculé du col, la lumière qui ricoche sur le visage du modèle, l'expression apparemment figée de ce dernier. Cela pourrait être un Holbein... sauf que ! Sauf que la composition n'a rien d'académique : Jasinski est entièrement déporté sur la moitié gauche du tableau, presque tassé dans un espace qui paraît trop étroit pour lui. Ses mains, élégantes et admirablement dessinées, tiennent un haut de forme, d'un noir luisant, et qui, lui, occupe la moitié droite de la toile, devenant un deuxième protagoniste du tableau. Quant à la signature, posée comme un décor sur l'angle clair au dessus du chapeau, elle a migré vers le haut, où elle s'affiche sans retenue, en grosses capitales. Une superbe démonstration de la liberté avec laquelle Vallotton, encore tout jeune, s'approprie la leçon des anciens et en fait son langage propre.


La Chambre rouge date de 1898. Admirez ces teintes chaudes, presque chaleureuses : l'intérieur de ce qui n'est manifestement pas une chambre, malgré le titre, mais un séjour, est propret, lumineux, presque joyeux. Pourtant, il est en train de se dérouler là une scène, si ce n'est dramatique, mais tout au moins lourde de sens, presque violente.


On est intrigué par ce couple qui se tient sur le pas de la porte, totalement dans l'ombre, au point qu'on ne distingue pas les traits de la femme, et à peine la barbe de l'homme. Il est lourdement appuyé contre le chambranle et elle, de l'autre côté, serre farouchement les bras, dans une attitude qui n'a rien d'amoureux ou de détendu. Il a l'air de lui parler, et elle baisse la tête, butée. Aucun signe dans leur attitude ne semble indiquer qu'il s'agisse d'une entrevue coquine. C'est trop noir, trop pesant comme ambiance.


Il faut chercher ailleurs. L'oeil, en revenant sur la pièce inondée de lumière, remarque sur la table quelques objets posés au pied de la lampe : des gants, un mouchoir, un petit réticule et une canne. On pourrait croire que l'un des deux personnages est en visite, mais ces objets sont à la fois féminins et masculins. Le couple vient de rentrer. D'ailleurs, les deux fauteuils laissent imaginer une foyer conjugal. Net mais froid, malgré ce rouge tonitruant : la cheminée est parfaitement close.


Mais regardons-la mieux cette cheminée !! Car c'est là que se concentrent tous indices propres à nous éclairer sur le sens de cette toile. Mis en scène comme pour un théâtre : sur le marbre noir, entouré de façon parfaitement symétrique par deux bouquets de jonquille qui éclatent de couleur dans des vases d'opaline bleue, le seul bleu de la pièce, un buste sombre. C'est celui de Vallotton, une signature en quelque sorte. Par cette présence muette mais incontournable, le peintre se fait témoin, il observe le drame muet de ce couple. Derrière, entouré comme un castelet de deux rideaux de velours rouge, un miroir qui reflète un tableau.


Il s'agit d'une toile parfaitement identifiée, que le peintre venait d'acquérir auprès de son ami Vuillard qui en était l'auteur. Grand Intérieur avec six personnages fut, on le sait, inspiré à Vuillard par le drame de l'adultère qui se déroulait alors dans le foyer de sa soeur.


La toile, non inversée par le reflet, ce qui est en soi étrange, est parfaitement reconnaissable, grâce aux silhouettes, aux portes de droite et surtout grâce au bouquet orange et jaune qui font comme un pompon plein de gaieté sur la tête de Vallotton ! Par cette mise en abyme, Vallotton nous donne la clé de l'énigme : cette chambre rouge est en fait le lieu d'une scène opposant un couple au retour d'un dîner en ville au cours duquel l'épouse a, à quelque coups d'oeil explicites ou remarques perfides d'amies peu charitables, compris son infortune. Et son mari, fort embarrassé, tente de la convaincre de son innocence.


Cette petite toile semble, a priori, représenter une simple scène de genre, peut-être un rien coquine, qu'on pourrait intituler "entretien mondain". Une femme de face, deux hommes de dos, manifestement assis sur le velours rouge d'une profonde banquette, rien ne semble à première vue particulièrement louche... sauf que la femme est très jeune et les hommes plutôt âgés, ventripotents et que leur crâne chauve luit de manière étrange. Pourtant ...


... à y regarder de plus près, sous son vaste chapeau piqueté de paillettes multicolores, la femme, quoique sagement enroulée dans un pudique manteau rouge a l'air très ambigu. Voire carrément équivoque. Quant à l'empressement de ses deux compagnons, il devient, à l'analyse, vraiment suspect : regardez comme celui de gauche se penche vers la belle, entreprenant, presque intrusif. Et elle, bouche pincée, air très calculateur, semble peser ses interlocuteurs à l'aune de leur portefeuille. La toile porte, comme souvent, un titre, qui nous éclaire sur le véritable sujet de cette scène apparemment anecdotique "La Chaste Suzanne" ! Un remake de Suzanne et les Vieillards, où la femme joue un rôle pas forcément innocent !


La Valse propose un sujet nettement moins scabreux que les toiles précédentes : c'est un hymne enivrant au mouvement, aux tourbillons de la danse, qui piquettent toute la peinture d'une pluie de poussière colorée. 


L'air poudroie et scintille dans un chatoiement qui évoque un "crachin de notes". On pourrait presque parler de pointillisme si les taches multicolores n'étaient pas seulement là en plus des silhouettes, ne les dessinant nullement mais les enveloppant dans un nuage vaporeux et léger.


Les couples virevoltent, tournent, se laissent emporter par la mélodie et s'envolent en de grandes arabesques harmonieuses. Ils dansent avec passion, avec ivresse.


C'est cet étourdissement qu'exprime le visage de la danseuse en bas en droite : extatique, suave, son cœur s'envole, elle s'invente un avenir lumineux, elle s'abandonne au tournis de la danse. Étourdie de bonheur, soûle de musique, elle chavire. "Comment ne pas perdre la tête, serrée dans des bras audacieux ..."

A SUIVRE
ce sera après la fin de l'exposition mais j'ai tellement aimé Vallotton que je vous en reparlerai forcément


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