Scellée dans le mur qui protège la balade en bord de mer, près du Vieux Port de La Rochelle, la plaque de bronze, patinée par les embruns, défie le temps. Elle a été réalisée, à la demande des Architectes des Bâtiments de France et de la ville de La Rochelle. Et son titre "De génération en génération", son thème, la lecture ou sans doute, plus largement, le savoir, interpelle. On s'arrête, on commente (avec Alter, ce sont toujours des joutes à qui aura le plus d'idées) et du coup, un passant s'arrête aussi et s'en mêle. Ce n'est pas uniquement du savoir que contiennent les livres qu'il est question, mais de sa transmission. Nous supposons que les hommes qui se succèdent représentent l'humanité, ou une partie d'entre elle, à travers son histoire. L'humanité qui se transmet, par l'intermédiaire des livres, ses acquis, ses découvertes, ses connaissances. Chaque homme lit un ouvrage ouvert, posé comme sur un lutrin sur la tête de celui qui est en-dessous de lui, incrusté profondément dans son crâne. C'est parce que la génération précédente a appris et exposé ses idées que l'on peut progresser. Il faut voir combien chacun s'instruit de façon différente :
... regardez ces airs concentrés, étonnés, rigolards (celui du haut à droite)... l'un se tient le menton, l'autre croise les mains avec un air de grande attention, l'un est sérieux, l'autre sourit, s'amuse visiblement. Tous sont captivés, passionnés, pris par leur lecture. Les yeux immenses traduisent la soif d'apprendre, encore et encore.
Et puis, soudain, la transmission s'interrompt : c'est un lecteur qui, comme ci-dessus, se cache les yeux, refuse la vérité, casse la chaîne de la transmission.
Ou pire, un autre qui refuse de partager, se couvre la bouche de ses deux mains, auto-censure ou censure extérieure, imposée ... qu'importe ... le livre qu'il tenait se ferme et de sa tête ne sort plus rien. Son crâne est vide, rond et bête. Et celui qui est au-dessus commence à se fissurer. Si l'on suit le chemin de l'Histoire, le désastre progresse de proche en proche, la transmission s'arrête et les esprits explosent, se délitent, tout semble perdu.
L'humanité perd petit à petit sa consistance, les idées n'ont plus cours et les livres disparaissent, chassés ou perdus. Le vide gagne, les visages sont brisés, on a peur de cette déliquescence.
On se tait, on scrute les visages qui nous font face, on aimerait être dans une partie de bonheur, simple, de transmission sans heurt. On se dit que, tout de même, on n'a jamais eu autant de possibles, un accès aussi large et aussi facile à la connaissance. Mais on sait qu'il y a des remous malsains qui perturbent la simple béatitude de savoir, de découvrir. On sait que certains prétendent, encore et toujours, tuer la culture, interdire la libre circulation des idées et son joyeux remue-méninges. On sait aussi que notre époque, à cause d'une abondance particulièrement forte d'informations, brouille le message et que pour le décrypter, c'est parfois difficile : cela demande beaucoup de force morale, de rigueur. Et, avec le passant attristé, nous concluons qu'on ne peut nous situer dans les zones paisibles de la plaque de bronze.
Alors, avec un peu de regret, nous sommes tombés d'accord pour nous situer dans une zone lisière, riche de savoir mais dangereuse, perturbée. Menacés par d’obscurs périls, le trop, le pas assez, le mal-dit, le déformé, peut-être un peu trop prompts à renoncer au pur bonheur du partage pour des sirènes un peu trop bruyante... et pourtant si riches de possibles. Un peu comme dans ce détail où quelques têtes heureuses cherchent à conserver leur précaire équilibre entre des zones obscurantisme volontaire et de déstructuration plus ou moins forte. En équilibre et menacés, par nous-mêmes autant que par notre environnement. Une période magnifique que la nôtre mais où nous devons rester vigilants, exigeants et vouloir, sans concession, toujours et partout, continuer à transmettre ... de génération en génération ... ce qui nous a nous-mêmes construits.
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Sur le site de l'artiste, Bruce Krebs, peut-être un peu moins lyrique que nous, on trouve la genèse de l'oeuvre "Cette sculpture est partie d'un tout petit croquis griffonné dans un train. Il représentait juste un homme lisant dans la tête d'un autre homme. Cela aurait pu faire juste l'objet d'un croquis humoristique dans un journal. Je n'imaginais pas, à ce moment-là que ce petit croquis m'embarquerait pour une pièce si importante. Puis l'idée s'est développée. L'enchaînement de l'action de lire est venu très vite. Dès le départ, j'ai imaginé mon premier personnage en bas relief. J'ai donc commencé à modeler un personnage avec une tête transformée en livre, le regard tourné vers le bas. J'ai moulé tous ces éléments dans de l'alginate (produit très adapté pour des moules temporaires et rapides). J'ai dupliqué six ou sept fois les pièces en plâtre. Et je les ai assemblées sur une baguette de bois, pour voir... Je me suis arrêté à ce stade dans un premier temps. C'était sympathique, mais cela ne constituait pas vraiment une sculpture. L'idée du lecteur qui refuse de lire m'est venue plus tard. Et ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai découvert que la pièce que je préparais, serait beaucoup plus importante que ce que j'avais prévu au départ. J'ai fixé une série de têtes les unes au dessus des autres sur la baguette de bois. J'ai modifié toutes les expressions des visages et j'ai disposé les mains de façons différentes à chaque fois... J'ai préparé, à part, une série de mains."
Et il propose un petit film pour voir la sculpture in situ :
Et il propose un petit film pour voir la sculpture in situ :