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ÉMILE BERNARD (4) : UN PORTRAITISTE HORS PAIR

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ÉMILE BERNARD (3) : RETOUR AU CLASSICISME

Bien qu'ayant, dans les trois précédents articles, à peu près cerné la personnalité, l'évolution et le style d'Émile Bernard, j'ai du mal à le quitter avant de vous avoir montré un aspect particulièrement significatif de son talent : l'art du portrait. La plupart des peintres ont un domaine de prédilection, dans lequel leur talent s'exprime sans contrainte et de façon toujours éclatante. Pour Emile Bernanrd, il me semble que c'est dans le portrait qu'il est tout à fait lui-même. Je me contenterai de vous présenter quelques toiles qui m'ont arrêtée, avec, pour chacune, quelques indications sur le sujet ou la forme. Quelques autres portraits figurent dans les articles précédents (liens ci-dessus).

Portrait de Julien Tanguy (1887) Bâle
C'est Tanguy qui sensibilisa Bernard à l'oeuvre de Paul Cézanne. C'est chez le marchand de couleur qu'en 1886, il rencontra Van Gogh. Les deux peintres entreprirent l'année suivante de croquer le marchand dans l'atelier de bois situé au fond du jardin de chez les parents d'Émile. Mais chacun a réinterprété le décor selon sa sensibilité ...

Van Gogh a installé Tanguy devant des estampes japonaises inspirées de celles qu'il conservait dans son atelier, alors que Bernard l'a placé devant un papier plus sobre, sans doute celui qui ornait la boutique du marchand. Ce fond conventionnel, bleu pâle, s'efface devant le portait de l'homme, monumental (même si la toile est petite 31 x 36 cm), le regard du modèle tourné vers l'extérieur renforçant cette impression de sérénité qui émane du tableau. Vu en légère contre-plongée, le Père Tanguy est sculpté à la manière d'un marbre grec et il découle de ce fort jeu d'ombre et de lumière une autorité paisible qui rend l'hommage vibrant. La dédicace "À mon ami Tanguy" suggère un présent fait au marchand qui avait aidé Bernard quand ce dernier, chassé de l'atelier de Cormon, était parti à pieds en Bretagne. 


Portrait de Dom Verkade (1893) - Saint-Germain en Laye
C'est à Florence, en mars 1893, lors de son voyage en Italie avant de joindre l'Égypte, que le peintre avait rencontré Willibrord Verkade. Ce dernier, peintre lui aussi, séjournait dans la capitale toscane en compagnie de son ami nabi, Paul Cérusier. Le hollandais,, mennonite venait de se convertir en août 1892 au catholicisme et venait admirer les chefs d'oeuvre de la Renaissance. Bernard et lui partageaient la même fascination pour Fra Angelico, et d'ailleurs Verkade venait de recevoir en janvier 93 l'habit du tiers-ordre franciscain. Il rêvait de devenir, à l'instar du maître admiré, moine-artiste et fut d'ailleurs autorisé le 11 mai à s'établir dans le couvent des franciscains de Fiesole.
Dans la tradition du portrait florentin, Bernard peint son ami de strict profil, en fines touches verticales, les aplats du visage étant tracés avec une économie de moyens parfaite. La chevelure tendant sur le roux du modèle compose, avec la bure, une harmonie de couleurs sereine et ferme. La lumière qui baigne les traits de l'homme, venant de droite, donne à sa physionomie austère un relief presque mystique.
Les deux hommes entretiendront par la suite une correspondance espacée mais approfondie, parlant peinture et spiritualité. Il le reverra en 1905 à l'occasion d'un séjour à Naples, alors que Verkade était en train de peindre des fresques dans le monastère du Monte Cassino.


Portrait de mademoiselle Coste (1897) - Collection particulière
Un de mes coups de cœur de l’exposition : cette toile de grande dimension (103 x 130 cm) m'a fait irrésistiblement penser à Ingres ! Mademoiselle Coste fut parmi les proches du peintre lors de son retour au Caire, après son séjour espagnol. Professeur de lettres, elle devait apprécier l'artiste auquel elle apporta un soutien moral et financier qui s'avéra à plusieurs reprises décisif. Ils étaient suffisamment proches pour qu'il lui demande, en mai 1898, d'être la marraine d'Odilon, son 3ème fils avec Hananah Saati. Il raconte : "alors que je peignais les décors chez les religieuses de Choubrah, je fis la connaissance d'une vieille demoiselle française qui me fut d'un grand secours. Elle était fort intelligente,d 'esprit élevé et venue en Égypte pour se soigner d'une paralysie. Elle demeurait en pension dans le magnifique couvent, ancien palais plein de beaux jardins et de constructions orientales. Elle venait me voir travailler et me parlait de ses entreprises car elle avait été longtemps institutrice et se disait auteur d'une méthode grammaticale nouvelle. Elle sentait vivement l'art, et remarqua tout de suite ce que je faisais. J'entrepris son portrait peu de temps après et fus la voir souvent dans un logement qu'elle finit par prendre en ville, ayant quitté le couvent. Elle marchait nu pieds dans des sandales avec une canne et une robe longue comme celle des arabes. Sa tournure originale attirait les yeux. Quand elle sut mes malheurs et les difficultés dans lesquelles je me débattais, elle me présenta chez des gens en réputation et me procura chez eux des leçons de dessin, qui m'aidèrent beaucoup. Je lui lisais ce que j'écrivais, et je trouvais toujours en elle un écho retentissant."
Allongée sur un sofa recouvert d'un linge blanc, le modèle se détache sur un fond turquoise contre lequel, à gauche, une petite nature morte semble vouloir décrire le personnage. Sur une étagère couverte d'un linge jaune rayé de vert, quelques livres rangés avec une certaine négligence parlent de sa culture. Dessus on a posé sans y penser, une revue ouverte, et un modeste vase  de céramique banche s'orne d'une simple rose, fraîchement cueillie. La femme, à l'expression austère, est peinte avec réalisme mais sa pose alanguie contraste avec l'air sévère de son visage. Ses pieds sont nus, et elle soutient son visage, pensif, de son bras replié. Sa vaste robe aux plis informels permet au peintre de se livrer à une étourdissante leçon de couleurs, où le bleu et le rouge se donnent la réplique sur une tonalité profonde, lourde et grave.


Élémir Bourges et Paul Claudel (1910) - Orsay
Il semble que ce double portrait provienne d'une toile plus grande sur laquelle Berard avait entrepris la représentation du groupe d'écrivains proches de la Rénovation Esthétique. Sans doute mécontent de son tableau, le peintre découpa ces visages et entoura de sombre les deux têtes pour marquer ce qui subsistait de la toile initiale. Tandis que Claudel semble s'abîmer dans la contemplation,Bourges porte son regard vers le ciel, dans une attitude presque idéaliste. Ce dernier portait une vraie admiration à l'artiste et appréciait vivement Claudel, dont il était pourtant fort différent, tant sur la forme que sur la manière.


Portrait de femme (1922) - Collection particulière
Réalisé durant son séjour vénitien (le tableau est actuellement en Italie), ce portrait représente une jeune femme inconnue, à la beauté altière et mélancolique. Son lourd chignon d'un blond vénitien intense, son regard clair, vert et plein de lumière, perdu dans le lointain, son sobre vêtement noir qui laisse juste entrevoir une modeste chaîne d'or semblent décrire une femme intelligente, raffinée et réservée.


Portrait de Paul Léautaud (1929) - Avignon, musée Calvet.
Bernard avait lu, dans le Mercure de France, quelques pages de l'écrivain qui l'avaient séduit, et il demanda à Aurian (à qui est dédié le tableau) de le lui amener dans son atelier afin de faire son portrait. En fait il en fit deux : celui du musée Calvet, peint d'une touche rapide et enlevée, qui révèle une belle observation psychologique du personnage. De profil, l'ai grave et préoccupé, il semble penser à ses amours perdues ou à l'ignominie de ses contemporains, comme il aimait à le faire dans ses écrits. L'air est amer, la bouche légèrement désabusée, et le regard perdu dans le vague est franchement introspectif.

L'autre, que Léautaud préféra puisqu'il choisit de l'inclure dans le volume Choix de pages de Paul Léautaud qu'André Rouveyre lui consacra en 1949 est ainsi décrit par Auriant, dédicataire du premier portrait : "il le montrait jeune, avec je ne sais quoi de léger, de fringant, de guilleret, d'affranchi, de tendre et de gouailleur à la fois, qu'il devait avoir à trente ans, à l'époque où il écrivait Le Petit Ami. Léautaud trouva qu'il lui avait fait une mine de mirliflore, mais il fut secréètement enchanté : il finit par se voir tel que Bernard l'avait vu et par s'identifier avec ce jeune homme". Ce second portrait semble avoir disparu mais on dispose de sa reproduction en noir et blanc, contenue dans le livre de Rouveyre.



Portrait de Mme B. (1938) - Collection particulière
Il s'agit ici de la femme de l'avocat qui, l'année précédente, était venu en aide au peintre lorsque ce dernier avait découvert dans une exposition de Tokyo, une de ses toiles revêtue de la signature falsifiée de Gauguin. Madame B. et son époux habitaient en face de l'atelier du peintre, sur le quai de Bourbon. Dans une gamme colorée réduite et sobre, la toile est d'esprit renaissance : la beauté classique du modèle, sa coiffure à l'antique, l'austérité élégante de sa robe de velours noir se résolvent dans ces deux mains croisées sur les genoux où brille un discret diamant. Les étoffes souples et lumineuse qui ornent le fond de la pièce déclinent avec distinction leur camaïeu de gris perlés. Tout est dans une tonalité éteinte, raffinée, distinguée... même les lèvres du modèle sont dans cette gamme de bruns. Tout ?? Non, pas tout à fait, regardez bien  ... une tache de couleur détonne et étonne, sur ce portrait digne d'un Titien (rappelons qu'à cette époque Émile Bernard avait écrit sur sa porte "Émile Bernard, élève du Titien !!) : le vernis à ongle rose qui s'étale sur les ongles soigneusement manucurés de madame B. plonge le spectateur dans la modernité, avec un réalisme discret et surprenant.

LES AUTOPORTRAITS

Autoportrait (1901) - Lille palais des Beaux-Arts
L'art seul peut te sauver
De l'abîme où tout tombe ;
Écris, peinds (sic), sculpte, rêve,
Il faut vaincre la tombe.
L'auteur a 33 ans, il trace ce quatrain aux accents parnassiens en rouge sur le carreau de la fenêtre devant laquelle il se représente,  pour revendiquer sa double nature de peintre et de poète. La toile est de claire inspiration cézannienne : de trois-quarts, le buste presque de profil projetant l'épaule en avant de la composition ...


... mais le chromatisme est plus chaud, il insiste sur le blond roux de sa jeune tignasse en reprenant la teinte dans le foulard qui lui ceint le cou, et le contraste avec le bleu des vitres donne à la toile un relief exceptionnel, rendu vibrant par le blanc éclatant de son habit et les touches de lumière qui éclairent son visage aux traits "intéressants" : il était beau et le savait !!


Autoportrait au vase de fleurs (1897) - Amsterdam
Ce portrait a été peint à Séville, alors que le peintre s'enthousiasmait pour Zurbaran, Greco et Murillo. Il réalise à cette époque deux toiles de lui : 


L'une le représente à mi-corps, dans une robe de bure, en train de peindre devant un crucifix sur fond turquoise. L'étonnante proximité stylistique de l'autoportrait de Picasso, réalisé en 1901 et qui se disait fortement impressionné par son aîné, témoigne de l'influence que ce dernier eu sur le milieu artistique de son temps.
L'autre auto-portrait est la version séculière du premier : le crucifix a été remplacé par un vase de roses, qui ressemblent à s'y méprendre à celles dont Zurbaran ornent ses propres toiles. Une confortable veste de velours a remplacé la robe de bure, le visage est plus sculpté, barbes et cheveux sont souples, et surtout le regard est souligné par l'arabesque insolente des sourcils, posés comme une virgule au-dessus d'un oeil perçant et franc.


Autoportrait (1912) - Collection particulière
Cette toile, superbe, est un vrai manifeste des nouvelles convictions artistiques et picturales de l'artiste à cette aube du XXe siècle. Il vient de s'installer quai Bourbon, dans un hôtel particulier du XVIIe siècle qui avait conservé une partie de son décor qu'il utilise comme fond pour cette toile. C'est le signe pour lui d'un rêve accompli, lui qui se disait attiré par l'île Saint-Louis au point de vouloir y vivre.
Mais surtout, le style de la toile, figure coupée à mi-corps, dans un léger trois-quarts, la draperie d'un brun-rouge velouté négligemment jetée sur l'épaule, ont des accents vénitiens évidents. La palette réduite à quelques tons, les détails architectoniques soulignés par la lumière, la vaste manche de sa blouse, sa coiffure soigneusement vaporeuse sont comme un exposé des enseignements tirés de son étude des maîtres anciens. Ces citations explicites traduisent sa volonté de réappropriation d'éléments propres à nourrir son inspiration et montrent qu'il se veut l'héritier des illustres italiens de la Renaissance et du XVIIe. "Émile Bernard, élève du Titien" n'a jamais été aussi proclamé que dans cette toile !

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