Nous étions à Reggio le jour des élections européennes (mais nous avons pu voter, contrairement à nos amis italiens chez lesquels la procuration est interdite au motif vaguement spécieux que le vote doit être, selon la Constitution italienne, secret). La lecture déprimante du journal (on avait un peu honte d'être français le lundi, et une sacrée gueule de bois) incitait plutôt à l'utiliser pour quelques griffonnages durant les épreuves, parfois peu enthousiasmantes,surtout premier tour du concours. Malheureusement on était dans une quasi pénombre, peu favorable aux dessins ressemblant à quelque chose !!!
Armée d'un petit carnet bien utile pour échanger nos impressions en silence, j'ai soigneusement noté mes impressions après chaque écoute du premier tour. Mine de rien, 10 quatuors cela fait pas mal d'impressions à retenir. Mais pas question de vous en infliger la recopie, car, forcément, il y avait parfois quelques commentaires peu amènes, et la règle en l'espèce, est de ne dire de mal de personne.
Ce sont donc les petits potins de la salle et des coulisses que je vais raconter ici. Notés eux aussi dans mon précieux carnet ! L'organisateur du concours, Lorenzo Fasolo, était les premiers jours assis avec les membre du jury. Il se chargeait de faire régner l'ordre parmi les spectateurs, parqués 5 rangs derrière et vira proprement un jeune homme qui s'était permis d'empiéter sur cette zone neutre. Quant à lui, il était fort agité, arrivait systématiquement en retard, partit même chercher le sac que Martha Argerich avait oublié dans l'entrée et revient le lui porter en cours d'épreuve. Autant dire qu'il était aux petits soins pour "son" jury, un peu moins pour les candidats !!
Quant au public, il était, dans l'ensemble, assez mal traité : entassé dans quelques rangs où l'on nous obligeait à nous serrer comme des sardines, alors que toutes les loges étaient superbement vides, nous nous sentions mal aimés. Les gens chargés de l'accueil jouaient le rôle de garde-chiourme avec une certaine rudesse, n'hésitant pas à nous virer de façon fort inélégante pour installer des "locaux" (entendez des gens de Reggio), nous interdisant pour de supposées raisons de sécurité, de nous asseoir en bout de rang et nous surveillant avec la grâce de kapos au repos. On se faisait systématiquement piquer sa place dès qu'on s'éloignait d'un mètre ou deux de son fauteuil et l'on avait vraiment le sentiment de gêner. Dommage, il y a trois ans, l'ambiance était beaucoup moins tendue et nettement plus agréable.
Les candidats d'ailleurs, ils nous le dirent plus tard, se sentaient très seuls : en effet le jury était installé à mi-salle, et nous, assis 5 rangs derrière, occupions seulement le fond de la salle. Cela les a semble-t-il gênés d'être ainsi "sans public" et ils trouvaient l’acoustique sèche et dure. Aride en un mot.
Le premier quatuor à passer était assez tendu : pas facile de lancer un concours qui va durer une semaine. Et, effet de cette tension, ou faiblesse mécanique, le violoncelliste tout d'un coup cassa son archet. Les crins pendouillaient, plus poyen de jouer. Agitation dans le jury, le violoncelliste italien disant "il doit bien avoir un autre archet dans ce théâtre", et tout le monde regardant en tous sens espérant en voir surgir un. La petite violoncelliste du quatuor Jana (une japonaise), venue écouter ses "concurrents", se leva, fonça sur son étui de violoncelle et partit en coulisse dépanner le malheureux qui ne savait plus à quel saint se vouer. Il semble que l'archet prêté était d'une qualité remarquable, mais bien sûr, déroutant un jour de concours. Les luthiers exposant à l'étage du théâtre durant toute la semaine, eurent tôt fait, le lendemain, de remettre l'archet brisé en état. Chapeau pour le fair-play de la japonaise !!
Nous étions, bien sûr, à chaque annonce de résultats. Un peu gênés de voir la tristesse des éliminés, et tout à fait compatissants, leur assurant notre soutien moral, voire leur dispensant nos compliments. C'est ainsi que l'un d'entre eux, forcément déçu et amer (c'est un énorme travail que de préparer un tel concours, surtout quand les quatre musiciens ont une vie professionnelle à côté) nous confia "De toute façons, on va sans doute arrêter. Pas question de mener une vie monacale et de tout sacrifier à la vie du quatuor". C'est vrai que cela demande un engagement très lourd et que la vie privée en prend forcément un coup.
Je vous l'ai souvent dit, un des charmes de la musique de chambre est qu'elle réunit des amateurs qui sont prêts à faire des kilomètres pour assouvir leur passion. Et ainsi, le public étant assez restreint, on se retrouve entre "amis du quatuor" aux quatre coins de l'Europe. Cette année, nous avons retrouvé une fidèle de Bordeaux et de Fayence, et fait la connaissance d'un couple d'anglais vraiment charmants, qu'on espère bien retrouver à Londres l'an prochain, en attendant qu'ils viennent nous rejoindre à Bordeaux en 2015. La journée d'un spectateur assidu, épuisé par 5 ou 6 heures d'écoute attentive, se termine, forcément, autour d'un Spritz ou d'un Prosecco, où l'on partage ses impressions et où l'on défend avec ardeur ses préférés.
Nous avons ainsi été près de 1800 (chacun comptant plusieurs fois car certains d'entre nous n'ont raté aucune épreuve) à suivre les épreuves et, nous dit-on, 450 lors du dernier concert de demi finale. Le soir de la finale le théâtre de Reggio était comble et, quoique fort mondain, très attentif et très courtois envers les candidats. Et personne ne portait de chapeau !!
De toutes façons, un arrêté préfectoral datant, excusez du peu, de 1908, rappelait aux étourdis que "les spectateurs des deux sexes qui sont placés au parterre ou dans les galeries, devront, durant le spectacle enlever leur chapeau" (littéralement "se le tenir", en gros l'avoir sur les genoux et non sur la tête !!). A bon entendeur, salut, on devrait parfois édicter la même règle pour certaines tignasses un peu trop abondantes !
Par contre notre compagnon de loge, un journaliste peu aimable et fort affairé, ne fut guère courtois avec nous nous reléguant avec l'autorité déplaisante dont savent parfois user les italiens, pour imposer leur point de vue, dans un coin pour mieux suivre le concert, l'air très renfrogné. Manifestement notre seule présence dans "sa" loge, où il était forcément invité, lui déplaisait fort. J'en fus quitte pour un torticolis, Alter écoutant la musique les yeux fermés, il s'en accommoda mieux.
Il faut dire que le système des loges de Reggio n'est absolument pas prévu pour suivre le spectacle mais pour y deviser confortablement en jetant parfois un oeil distrait vers la scène : organisation typiquement XIXème où un seul siège voit vraiment la scène, les autres étant installé, on a du mal à l'imaginer, face à face sur les côtés de la loge, nullement face à la salle. Vous le voyez sur le plan que j'ai tenté de reproduire à l'usage des malheureux qui voudront réserver au Teatro Valli de Reggio : seul le tabouret du milieu, vendu au prix fort sans qu'on sache qu'il s'agit d'un tabouret, est face à la scène. Tous les autres sièges, dont le 4 et le 6 qui sont d'étroites banquettes d'un inconfort absolu, ne voient strictement rien. Moralité, si un jour vous allez au Teatro Valli, réservez au parterre !!
Et que faisions nous après notre "journée de boulot" ?? Nous étions un peu épuisés et n'avions guère envie d'aller écouter les concerts offerts par les équipes éliminées. Par contre, nous faisions une longue halte sous les fenêtres des coulisses du théâtre. La première fois, quand nous avons entendu s'échapper par une fenêtre ouverte quelques notes de piano, exercices têtus et itératifs, Alter a suggéré :
- Cela doit être Martha qui joue.
En effet, Martha Arguerich faisait partie du jury dont elle constituait avec bonne humeur l'élément "célèbre" !! Les autres membres du jury étaient sans doute nettement plus compétents pour apprécier des quatuors à cordes, mais violonistes ou violoncellistes de quatuors, leur nom était moins "connu". J'écoutais, mais la teneur de ce que j'entendais, répétitif, sans envolée, au ras du clavier ne me semblait pas sortir des doigts d'une diva.
- Mais non, penses-tu, c'est un étudiant qui fait ses gammes.
Alter ralentit, hésita, écouta encore... et nous rentrâmes au bercail.
Le lendemain, à la nuit tombée, même refrain. Montant sur un banc pour tacher de voir qui jouait, j'ai aperçu la chevelure grisonnante de Martha. La "légende vivante" du piano, qui depuis 1960 ravit les plus les plus grandes salles de concert du monde, la star éblouissante et parfois capricieuse qui annonce sur son site "Martha Argerich's concerts are always planned, but they are never guaranteed" travaillait son piano !
Imaginez un instant l'émotion d'Alter : un peu gênés, avec la vague impression d'être indiscrets (mais la fenêtre était grande ouverte) nous nous sommes approchés sur la pointe des pieds (en pleine rue !!) et, assis sous la fenêtre, nous avons écouté, religieusement. Des exercices simples, basiques, de ceux que tous les profs de piano imposent à leurs élèves récalcitrants, et à reprendre chaque jour. Des phrases musicales répétées 10 fois, 20 fois, sur tous les rythmes, juste pour faire "rentrer" les notes, connues depuis 70 ans, dans les doigts de l'artiste.
Un travail obstiné, sans concession, sans fioriture, d'une humilité absolue : à vous en faire venir les larmes aux yeux. Cette femme, chaque soir, malgré sa fatigue, venait passer un ou deux heures pour jouer, et jouer encore. Pas de grandes envolées musicales, pour se faire plaisir : Alter qui a eu la chance d'entendre Richter répéter - il fallait lui fournir un hébergement dans lequel il puisse jouer à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit - me disait qu'il jouait un morceau en entier, mais ne le "travaillait" pas. Non, elle bossait ligne à ligne, avec modestie, avec ferveur, comme si elle avait eu un concert ou une audition le lendemain.
Le soir le plus émouvant de cette discrète rapine (nous nous faisions l'impression d'être des voleurs, tant ce labeur était intime) fut quand, après avoir adoré - elle l'a manifesté par des sourires, des commentaires avec son voisin et de discrets applaudissements - l'interprétation irréprochable d'un quatuor de Mozart par les Mucha, elle arriva, éclaira la pièce et, s'asseyant avec une autorité qu'on devina à l'entame, elle attaqua joyeusement un Mozart ! Qu'elle travailla avec autant de simplicité que les autres morceaux dont elle nous a régalés, sans négliger une seule difficulté, qui d'ailleurs, n'en était pas une pour elle. Alter en était tout chamboulé et plein de bonnes intentions au retour : si Martha fait ça, alors lui, il ne trouvera jamais plus que c'est aride de faire des exercices. Promis !! Une belle leçon d'humilité et de professionnalisme.
Par contre notre compagnon de loge, un journaliste peu aimable et fort affairé, ne fut guère courtois avec nous nous reléguant avec l'autorité déplaisante dont savent parfois user les italiens, pour imposer leur point de vue, dans un coin pour mieux suivre le concert, l'air très renfrogné. Manifestement notre seule présence dans "sa" loge, où il était forcément invité, lui déplaisait fort. J'en fus quitte pour un torticolis, Alter écoutant la musique les yeux fermés, il s'en accommoda mieux.
Il faut dire que le système des loges de Reggio n'est absolument pas prévu pour suivre le spectacle mais pour y deviser confortablement en jetant parfois un oeil distrait vers la scène : organisation typiquement XIXème où un seul siège voit vraiment la scène, les autres étant installé, on a du mal à l'imaginer, face à face sur les côtés de la loge, nullement face à la salle. Vous le voyez sur le plan que j'ai tenté de reproduire à l'usage des malheureux qui voudront réserver au Teatro Valli de Reggio : seul le tabouret du milieu, vendu au prix fort sans qu'on sache qu'il s'agit d'un tabouret, est face à la scène. Tous les autres sièges, dont le 4 et le 6 qui sont d'étroites banquettes d'un inconfort absolu, ne voient strictement rien. Moralité, si un jour vous allez au Teatro Valli, réservez au parterre !!
Et que faisions nous après notre "journée de boulot" ?? Nous étions un peu épuisés et n'avions guère envie d'aller écouter les concerts offerts par les équipes éliminées. Par contre, nous faisions une longue halte sous les fenêtres des coulisses du théâtre. La première fois, quand nous avons entendu s'échapper par une fenêtre ouverte quelques notes de piano, exercices têtus et itératifs, Alter a suggéré :
- Cela doit être Martha qui joue.
En effet, Martha Arguerich faisait partie du jury dont elle constituait avec bonne humeur l'élément "célèbre" !! Les autres membres du jury étaient sans doute nettement plus compétents pour apprécier des quatuors à cordes, mais violonistes ou violoncellistes de quatuors, leur nom était moins "connu". J'écoutais, mais la teneur de ce que j'entendais, répétitif, sans envolée, au ras du clavier ne me semblait pas sortir des doigts d'une diva.
- Mais non, penses-tu, c'est un étudiant qui fait ses gammes.
Alter ralentit, hésita, écouta encore... et nous rentrâmes au bercail.
Le lendemain, à la nuit tombée, même refrain. Montant sur un banc pour tacher de voir qui jouait, j'ai aperçu la chevelure grisonnante de Martha. La "légende vivante" du piano, qui depuis 1960 ravit les plus les plus grandes salles de concert du monde, la star éblouissante et parfois capricieuse qui annonce sur son site "Martha Argerich's concerts are always planned, but they are never guaranteed" travaillait son piano !
Imaginez un instant l'émotion d'Alter : un peu gênés, avec la vague impression d'être indiscrets (mais la fenêtre était grande ouverte) nous nous sommes approchés sur la pointe des pieds (en pleine rue !!) et, assis sous la fenêtre, nous avons écouté, religieusement. Des exercices simples, basiques, de ceux que tous les profs de piano imposent à leurs élèves récalcitrants, et à reprendre chaque jour. Des phrases musicales répétées 10 fois, 20 fois, sur tous les rythmes, juste pour faire "rentrer" les notes, connues depuis 70 ans, dans les doigts de l'artiste.
Photo prise sur le net (s'il m'avait fallu, en prime, aller photographier la pianiste "vedette", comme un vulgaire paparazzo, je serais morte de honte !)
Un travail obstiné, sans concession, sans fioriture, d'une humilité absolue : à vous en faire venir les larmes aux yeux. Cette femme, chaque soir, malgré sa fatigue, venait passer un ou deux heures pour jouer, et jouer encore. Pas de grandes envolées musicales, pour se faire plaisir : Alter qui a eu la chance d'entendre Richter répéter - il fallait lui fournir un hébergement dans lequel il puisse jouer à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit - me disait qu'il jouait un morceau en entier, mais ne le "travaillait" pas. Non, elle bossait ligne à ligne, avec modestie, avec ferveur, comme si elle avait eu un concert ou une audition le lendemain.
Le soir le plus émouvant de cette discrète rapine (nous nous faisions l'impression d'être des voleurs, tant ce labeur était intime) fut quand, après avoir adoré - elle l'a manifesté par des sourires, des commentaires avec son voisin et de discrets applaudissements - l'interprétation irréprochable d'un quatuor de Mozart par les Mucha, elle arriva, éclaira la pièce et, s'asseyant avec une autorité qu'on devina à l'entame, elle attaqua joyeusement un Mozart ! Qu'elle travailla avec autant de simplicité que les autres morceaux dont elle nous a régalés, sans négliger une seule difficulté, qui d'ailleurs, n'en était pas une pour elle. Alter en était tout chamboulé et plein de bonnes intentions au retour : si Martha fait ça, alors lui, il ne trouvera jamais plus que c'est aride de faire des exercices. Promis !! Une belle leçon d'humilité et de professionnalisme.
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