Réflexion un peu désabusée, née à propos des obsèques du président Mandela à laquelle tout une foule de gens se presse et communie dans une égale ferveur, tous soucieux de pouvoir, disent-ils à leurs intervieweurs curieux, annoncer à leur proches "j'y étais". C'est du moins ce qu'on entend en boucle sur les radios et autres médias où les journalistes, ayant épuisé les éloges du disparu et abandonné pour cause de saturation médiatique les panégyriques enthousiastes, font dans l'anecdotique. Ils s'adonnent avec entrain au micro trottoir auprès des milliers de sud-africains rassemblés autour du cercueil de leur héros national. Et l'ambition est unanime : pouvoir dire "j'y étais".
Si vous tapez sur Google l'argument "j'y étais", vous verrez que chacun se réjouit et se vante d'"avoir été"à des choses aussi farfelues que les 60 ans du Who's Who, une masterclass de Science Po, le salon du blog culinaire à Soissons ou le marathon d'Athènes. Est-ce le souci de partager ? Ou celui d'avoir côtoyé de près les grands ou les puissants, ou, à défaut, au moins l'événement ? Est-ce plus largement, en ce qui concerne l'enterrement de Mandela, l'impression qu'une partie de la gloire ou des vertus de celui qu'on accompagne, ou qu'on vient voir, fut-il mort, se déversera sur vous du fait de votre participation ? C'est un travers des temps modernes que de vouloir "être là où ça se passe"...Où il se passe quoi ? va savoir, car la nature de l'événement qui mérite qu'on en soit varie selon les convictions et les goûts de chacun.
Et c'est là que l'affaire prend toute sa saveur : annoncez, tout vibrant d’arrogance, à un passionné de foot que la finale de la coupe du monde de rugby en 1987, France Nouvelle-Zélande, vous y étiez, il sera mort de rire "quoi, tu t'es fendu d'un billet pour Auckland pour ce sport pourri ??" ... et si, très fier de lui, il vous annonce que la finale de la dernière coupe du monde de foot, lui, il y était : "parce que tu te passionnes pour ce sport de gonzesses ??". Avoir été au jubilé de diamant d'Élisabeth II ou sur le parvis de l'église du mariage de Kate Middleton semblera à ceux qui ont fait le déplacement la plus grande des chances, et aux autres d'une ineptie sans fond. Si vous dites, avec une pointe de gloriole, à un anticlérical, que vous étiez sur la place Saint Pierre au moment où fut proclamée l'annonce de l'élection du pape François, cela le rendra gentiment ironique.
Et pourtant les foules continuent de se presser, mesurant à l'aune de leurs propres passions si cela vaut le coup ou non d'affronter des foules compactes, des presses insupportables, des multitudes plus ou moins calmes, de camper depuis la veille pour être aux premières loges, de piétiner sous la pluie, de se faire écraser les arpions et, éventuellement, voler son portefeuille. Tout ça pour pouvoir, durant le reste de sa vie, soûler son entourage du récit héroïque de leur présence à un moment d'histoire, avec un petit ou un grand "h", selon leur échelle de références.
Ceci est d'autant plus vain que les événements dont on peut, à bon droit, dire ensuite "j'y étais", sont souvent les plus imprévisibles, voire les plus discrets tant il est important d'avoir su anticiper les courants dominants, avant les autres, avant que le sens commun ne se les approprie en les revisitant et en les glorifiant. Ceux qui purent vraiment dire "j'en étais" pour avoir participé activement à la Résistance n'étaient pas conscients de préparer leur future renommée, ne l'ont bien évidemment pas fait pour cela, et d'ailleurs, sont restés fort discrets sur leur héroïsme spontané. D'autres, ayant besoin de faire oublier quelques errances, se hâtèrent en la matière de prendre les premières places sous les sunlights.
Ce travers, déclinable à toutes les sauces, fait florès en matière de tourisme, où il se révèle une source inépuisable de profits pour ceux qui savent les exploiter : on vous incite très fort à avoir envie "d'en être", on vous convainc qu'il ne faut rater cela sous aucun prétexte et l'on vous offre les moyens organisés et tarifiés de vous y rendre. Concerts, événements sportifs, expositions, mariages princiers et inaugurations diverses font le buzz pour attirer les foules les plus denses possibles. Marseille, capitale européenne de la culture, j'y étais !! L'exposition Hopper, j'y étais. Les J.O. à Londres, j'y étais... Oh certes, je n'aime ni le Midi, ni l'art, ni le sport, bien sûr je me suis totalement ruiné, mais qu'importe, j'ai participé et je peux en parler avec un rien de condescendance et un grand souffle d’orgueil, donner quelques détails, citer quelques anecdotes glanées sur le vif... pas du deuxième main, non, non, j'y étais !!
Alors, les obsèques de Nelson Mandela... pensez, le sujet peut, à bon droit, faire l'unanimité : le personnage le plus charismatique du moment, le dernier des justes, un véritable humaniste, un homme intègre, une icône de la liberté et de la réconciliation : pour une fois, il sera vraiment glorieux de pouvoir dire "j'y étais". Même si ce consensus absolu frise pour certains l'hypocrisie ou la tartuferie, l'heure n'est pas à la chicane. Ce n'est pas si fréquent que l'humanité toute entière puisse se rêver dans l'incarnation d'un homme probe, d'un incorruptible aux valeurs universelles, que chacun peut admirer et avoir désir d'imiter sans risque de se fourvoyer. Se retrouver autour d'un besoin d'idéal, projeter sur un homme des ambitions positives, de celles qui vous réconcilient avec l'humanité, c'est, pour une fois, respectable. Et tant pis si cela obéit à quelque sensiblerie de bon aloi et si les médias en font un peu trop dans la dithyrambe. Ce sont des excès pour la bonne cause, celle de la part lumineuse de l'homme, à laquelle chacun de nous aspire. Ce n'est pas tous les jours qu'on pleure la mort d'un géant.