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De Giotto à Caravage : Les passions de Roberto Longhi

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Roberto Longhi et, en bas, Saint Jean L'Evangéliste et Saint Laurent de Giotto di Bondone - Vers 1320 - Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi

Pour qui s'intéresse un peu à l'Histoire de l'Art, Longhi est un incontournable : devant tant et tant d’œuvres, nous avons entendu parler de lui car il a beaucoup fait avancer la recherche et les attributions. C'est, avec Berenson, Federico Zeri et Michel Laclotte, les noms qu'on retrouve dans tous les commentaires, dans toutes les présentations. Mais Longhi, dans cette illustre cohorte de critiques d'art, tient une place à part : il a, en effet, révolutionné l'histoire de l'art du au XXe siècle en proposant une lecture renouvelée des grands noms, en mettant en lumière de nouveaux artistes encore mal connus et en faisant dialoguer anciens et modernes. Car il aimait aussi l'art moderne, ami de Morandi, amateur de Cézanne et de Derain. Et comme nombre de critiques, il a réuni, à titre privé une collection importante de quelques 200 oeuvres, car c'était aussi un collectionneur forcené. Et d'un goût très sûr, l'exposition du Musée Jacquemart-André qui se tient jusqu'au 20 juillet en est la preuve.

Amour endormi par Caravage - 1608 - Florence, galerie du Palais Pitti

Organisée de manière non chronologique, l’exposition s’ouvre sur une section consacrée à l'artiste emblématique pour lequel Roberto Longhi s’est passionné, Caravage, et présente, outre le célèbre Garçon mordu par un lézard de la Fondation Roberto Longhi (Florence), plusieurs toiles du maître : le couronnement d'épines de Vicence et l'Amour endormi du Palazzo Pitti (Florence), ainsi que des dessins de ces toiles réalisés par Longhi lors de ses observations. Longhi et Caravage, c'est une longue histoire d'amour qui dura jusqu'à sa mort. 

Garçon mordu par un lézard de Caravage - Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi - 1594 - Avec un dessin de la toile par Longhi et la version du même sujet présente à la National Gallery (Londres)

C'est dans les années 20 que le jeune critique découvrit la version du Garçon mordu par un lézard qui se trouve à la National Gallery. Quelques temps après, il acquit la seconde version, celle qui est présentée à l'exposition, donnée dès l'achat pour un original. Or, à cette époque, l'idée que le peintre lombard ait répété l'un de ses tableaux était inconcevable ... alors qu'aujourd'hui, grâce en particulier aux études de Longhi, il est unanimement accepté qu'on puisse avoir plusieurs exemplaires du même tableau de la main du maître.

Le couronnement d'épines par le Caravage - 1602-1603 - Vicence, collection de la Banque Populaire de Vicence)

Le couronnement d'épines existe aussi en deux versions, une à Vienne, et celle de la collection Cecconi, aujourd'hui à la Banque Populaire de Vicence qui était à Jacquemart-André. Longhi la présenta d'abord, en 1928, puis de nouveau en 1943, comme une copie, puis, en 1951, il accepta l'attribution à Merisi, et la restauration a révélé d'incontestables caractéristiques qui donnent cette attribution pour certaine.

Judith avec la tête d'Holopherne de Carlo Saraceni - 1618 -  Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Suit une section, abondamment fournie, de Caravagesques. La frontière a longtemps été très ténue (et elle l'est encore) entre certains œuvres des suiveurs et celles du maître. Il était donc tout naturel que Longhi s'y intéresse aussi de près.
Carlo Saraceni (vers 1579 – 1620) et Bartolomeo Manfredi (1582-1622) ont contribué à populariser les thèmes travaillés par Caravage – figures du Christ, scènes bibliques… – et à les diffuser. Du second, l'exposition proposait le Couronnement d'épines attribué soit à Valentin soit à Manfredi quand Longhi commença à s'y intéresser en 1943. Il penchait alors plutôt pour Manfredi, avec un léger doute pour son caractère original.

Le couronnement d'épines de Bartolomeo Manfredi - vers 1615 - Musée de Tessé au Mans

Il fallut attendre plusieurs décennies et la restauration récente qui a débarrassé la toile de son vernis jauni qui masquait la qualité picturale et fait apparaitre des repentirs prouvant que cela ne pouvait être une copie, pour voir confirmée l'intuition de Longhi : la toile est maintenant reconnue comme étant de la main de Manfredi.

David avec la tête de Goliath de Giovanni Manfredi - vers 1617 - Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Dans cette section on admire aussi un superbe Giovanni Lanfranco, David avec la tête de Goliath que Longhi acheta à la famille Gavotti, à Rome, dans les années 20. Présent dans l'inventaire après décès de Domenico Maria Gavotti, mort assassiné à l'âge de 43 ans en 1703, la toile a pu être assez précisément datée car l'on sait que le peintre résida via Gregoriana, où se trouvait aussi le palais romain des Gavotti, de 1617 à 1619.
Toujours classé dans les caravagesques mais bénéficiant dans l'exposition d'une salle dédiée, qu'il partage avec Van Barburen et Mathias Stomer, Ribera tient une place de choix dans l'exposition qui se termine avec ses trois étonnants apôtres d'une série de cinq que Longhi et sa femme achetèrent en 1921 au même marquis Gavotti.

Saint Thomas - Saint Barthélémy - Saint Paul de Ribera - Vers 1612
Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Il attribua d'abord modestement ces peintures à Guy François, en relevant pourtant dès l'abord des similitudes avec le style de Ribera. Mais petit à petit, grâce à de nombreux rapprochements et surtout à la découverte de la provenance de ces œuvres, ayant appartenu à Pedro Cussida (qui avait en réalité un "apostolado" entendez une suite des 12 apôtres), représentant commercial du roi d'Espagne à Rome et dont on sait, par la foi d'inventaires, qu'il avait acquis l'ensemble de la main du jeune Ribera. Autant dire, qu'une fois encore, Longhi fit preuve d'une belle intuition en achetant ces toiles.

L'annonce de la naissance de Samson à Manoach et sa femme de Matthias Stomer - vers 1630-1632 
Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Les deux Matthias Stomer sont, eux aussi, de toute beauté. L'annonce de la naissance de Samson à Manoach et sa femme, unanimement reconnue comme de Stomer, fut renommée par Longhi après qu'il l'eut achetée. On y voyait en effet l'annonce de la fuite en Egypte, ou encore l'Archange Rapahël et la famille de Tobie. Longhi en identifia le sujet et travailla sur sa datation.
L'épisode biblique, qui n'a pas connu aucune fortune iconographique,  se trouve dans le Livres des Juges (XIII, 10-21). L'ange de l'Éternel vient annoncer à la femme de Manoach, stérile, que celle-ci enfantera un fils qui « délivrera Israël de la main des Philistins ». Il lui annonce en outre qu'elle ne devra prendre « ni vin ni liqueur forte, et ne mange rien d'impur, parce que cet enfant sera consacré à Dieu dès le ventre de sa mère jusqu'au jour de sa mort ». Elle fait alors le récit de cette rencontre à son mari, qui à son tour va voir l'ange, ce dernier lui confirmant ce qui a été dit à sa femme.
Quant à la guérison de Tobit, elle fut offerte au critique par Giannino Marchig et l'on admet qu'il s'agit d'une réplique autographe d'une peinture qui se trouve à Milan.

Suzanne et les vieillards de Mattia Preti - Vers 1655-1660 
Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Derniers caravagesques présentés à Jacuemart-André, deux Mattia Preti, dont cette Suzanne et les vieillards dont la femme était, quand Longhi l'acheta, nettement moins dénudée : pour d'évidentes raisons de pudeur, le corps de Suzanne avait été habillé vers la fin du XVIIe siècle, ce qui en gachait un peu la lisibilité. La restauration, exécutée au microscope avec une pointe de platine pour le nettoyage des couches postérieures, a rendu à cette toile sa splendeur première. Dans un long passage très détaillé du livre de Daniel, Suzanne, épouse de Joachim, est présentée comme "une femme d'une grande beauté et craignant Dieu". Alors qu'elle se baigne dans son jardin, deux vieillards libidineux qui l'épiaient depuis un certain temps tentent de la séduire. Comme elle les repousse, ils l'accusent de s'être compromise avec un jeune homme. Condamnée à mort, elle est sauvée par Daniel qui dénonce le faux témoignage des deux parjures. Ouf !!
Mais Longhi s'intéressait évidemment à toutes les époques, et l'exposition propose, pour chacune, une suite d'oeuvres emblématiques de son goût et de ses intuitions.

Pour le Trecento, un Vitale da Bologna, un Pietro de Rimini et surtout deux Giotto que Nelly Jacquemart-André acheta pour aménager l'abbaye de Chaalis qu'elle venait d'acquérir en 1902, et que Longhi identifia comme étant du maître dans les années 30 (voir la première photo de l'article). Ce dernier, dans le cadre de ses recherches sur les primitifs italiens, identifia 4 panneaux ayant appartenu au même ensemble (on les a vus rapprochés à l'exposition du Louvre de 2013, et la démonstration était probante : ceux de Nelly J-A, un au Louvre et l'autre à Strasbourg. On admire aussi, toujours en provenance de la collection Longhi, un Luca di Tommè dont l'attribution revient au critique qui proposa en outre, de le dater des années 1360 et le rapprocha d'un polyptyque aujourd'hui conservé à Sienne.

Vierge à l'enfant dite Vierge à la Chatouille de Masaccio - Vers 1426-27
Florence, Galerie des Offices

Pour le Quattrocento, le choix est encore plus impressionnant. On admire d'abord deux œuvres majeures, judicieusement rapprochées car on sait que leurs auteurs étaient complices. Et que si l'un fut le maître de l'autre, ce dernier, quoique plus jeune, impulsa au premier un modernisme qu'il n'aurait pas connu sans la présence de son brillant élève. Je veux parler de Masolino da Panicale et de Masaccio. Pour le premier, le musée du Vatican a accepté de prêter la Crucifixion avec la Vierge et Saint Jean pleurant,  alors que figure à côté, la sublime Vierge à l'Enfant de Masaccio, qui fut la plus grande découverte de Longhi concernant la peinture du Quattrocento. Oeuvre totalement inconnue jusqu'à ce que, en 1950, le critique lui consacre un article dans lequel il l'attribue formellement à Masaccio, avec une datation des environs de 1426. Vous imaginez l'accueil plutôt froid des spécialistes : pourtant cette attribution est, aujourd'hui, presque unanimement admise et le panneau, prêté par les Offices, est une des œuvres majeures du musée.
Longhi soulignait le caractère "courtois" du thème du tableau : devant le rire grandissant et presque enflammé de l'enfant que sa mère chatouille de deux doigts dans le cou, cette dernière, absorbée, lèvres pâles et serrées, sourcils presque froncés, contemple le bébé avec une gravité nostalgique. Longhi y voyait "la puissance d'une maxime dantesque" (Longhi 1950).

Deux bienheureux de l'Ordre franciscain de Colantonio - 2ème moitié des années 1440
Bologne Musée Morandi

Deux panneaux appartenant à un même retable, réalisé dans la deuxième moitié des années 1440 par Colantonio, ont pu être rapprochés à l'occasion de l'exposition. Le premier, représentant Gilles, un bienheureux franciscain, fut repéré et acquis par le critique chez un antiquaire en 1948. L'autre, acheté par l'institution à peu près à la même époque, représente Jean, un autre bienheureux du même ordre et a été prêté par le musée Morandi de Bologne. À l'époque, le peintre était presqu'inconnu, mais son grand mérite est qu'il fut le maître d'Antonello da Messine. On pense aujourd'hui qu'il faut y voir la main du grand sicilien dans ces pièces, ornant les pilastres d'un polyptyque installé dans l'église de San Lorenzo Maggiore à Naples, oeuvre majeure de Colantonio,  et auquel on sait que le jeune peintre collabora. Un Piero della Francesca, Un Cosmè Tura, superbe quoiqu'un peu sombre, et un Francesco del Cossa complètent cette période.

Un saint dominicain et Saint Pierre Martyr de Lorenzo Lotto - vers 1540-45
Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Le Cinquecento enfin, est illustré par un Dosso Dossi, un Battista del Moro et deux Lorenzo Lotto, tous en provenance de la collection de Longhi. Ces derniers, d'une beauté formelle impeccable, ont été attribués au peintre par le critique, et ne semblent pas appartenir à un retable mais plutôt à un petit triptyque de dévotion privée. Les rapports étroits du peintre avec l'ordre dominicain trouvent leur origine dans la première activité de Lotto quand, entre 1506 et 1508, il exécute pour les moines de San Domenico di Recanati le célèbre polyptyque homonyme, inaugurant une relation qui se poursuivra jusqu'à la peine maturité de l'artiste et s'achèvera au sanctuaire de Lorette où le peintre devient oblat en 1554.

Garçon à la corbeille de fleurs de Dosso Dossi - 1524
Florence fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi 

Vous l'avez compris à mon ton : cette exposition qui a largement bénéficié de prêts de la fondation d'études d'histoire de l'art Roberto Longhi que ce dernier a créée à Florence, est l'occasion de mieux connaitre une importante figure de la critique d'art, érudit et amoureux de l'art figuratif italien, qui fut aussi un collectionneur passionné, doté d'une très grande sensibilité artistique et propriétaire ou découvreur d’œuvres de premier plan. La présentation, aérée et judicieuse, favorise une visite enrichissante : les rapprochements sont pertinents, les peintures exposées retraçant avec fidélité les choix et les goûts du célèbre piémontais de l'histoire de l'art. Elles permettent aussi de comprendre comme s'est formé son œil et comment il a œuvré, sans jamais faillir, à l'évolution de la connaissance des grands maîtres. En se centrant sur Caravage et les Caravagesques, elle respecte parfaitement ce qui fut le fil rouge de sa carrière :  la reconnaissance de cet artiste de la fin du XVI, encore mal apprécié au début du XXe, et la mise en valeur du courant pictural apparu à Rome au début du XVIIe, comme une sorte de réaction au classicisme prôné par les Carrache et caractérisé par la prédominance de scènes aux puissants contrastes de lumière et d'ombre, transcendées par la maîtrise virtuose du clair-obscur.

Détail d'un Bienheureux dominicain de Lorenzo Lotto


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