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LA MAISON GOUPIL ET L'ITALIE : un catalogue au service des bonnes moeurs.

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Entre scènes morales, réminiscences historiques revues et corrigées selon la conscience du temps et orientalisme de pacotille, les sujets de la maison Goupil étaient, nous l'avons dit, tout à fait prévisibles et hautement rassurants pour les bourgeois qui les achetaient. Pourtant, certains peintres sont plus rétifs à cette éthique de bon aloi, et parmi eux, De Nittis, que les sujets imposés font fuir assez rapidement le confort de la mensualisation. Vincent Van Gogh, employé à la Galerie Goupil & Cie du 9 rue Captal, écrit à son frère Théo qu'il y a particulièrement admiré une toile du maître de Barletta, intitulée Vittoria Embankment. Il lui dit combien cette peinture, une vue du pont et du palais de Westminster, lui rappelle à quel point il aime Londres.


La toile, vous l'avouerez, est bien loin des toulmoucheries chères à l'éditeur, elle a même un air assez canaille, avec ces ouvriers, accoudés à la rambarde du pont et qui fument à qui mieux mieux dans le brouillard londonien. Un paysage urbain digne de l'inspiration d'un Turner ou plus tard, d'un Monet. Et sans doute pas un des produits vedette du catalogue !
Les deux Van Gogh ont d'ailleurs travaillé pour Goupil, car le marchand avait racheté la galerie d'art de leur oncle à La Haye. C'est à La Haye que Vincent, dès l'âge de 16 ans, fit son apprentissage, y rencontrant de nombreux peintres . Même s'il écrivit "déplorer les goûts d'une clientèle inculte", il y forma son goût artistique. Il y reste quatre ans, puis, ayant terminé son apprentissage, il est muté à Londres. Il a 20 ans, il gagne bien sa vie (mieux que son père, il en est fier !) et rencontre une jeune Eugénie, la fille de sa logeuse à Brixton, dont il tombe amoureux.

Vincent Van Gogh, à 20 ans, devant la maison de Brixton dont il a laissé ce croquis.

Malheureusement, lorsqu'il lui avoue ses sentiments, elle lui révèle s'être déjà engagée avec le locataire précédent. Il est désespéré et plonge dans une crise de mysticisme qui affole sa famille. Fin 1873, on le renvoie à La Haye, puis, vers la mi-mai 1875, son père et son oncle décident de l'expédier à Paris, au siège principal de la maison Goupil, rue Chaptal. Dépressif, il devient provocateur : choqué de voir l'art traité comme un produit et une marchandise, il expose sans détour son point de vue aux clients, ce qui provoque son licenciement le 1er avril 1876. Il en voudra beaucoup aux successeurs de Goupil, "ces rats de Boussod et Valadon" qu'il accuse d'exploiter son frère et d'être rétrogrades. Les mêmes qui, à la mort de Théo, bazarderont à bas prix la collection de Monet, Pissaro, Cézanne, Gauguin... qu'il avait constituée, et dont ils n'ont pas réalisé la valeur.


Car Théo travaille aussi chez Goupil. D'abord employé à Bruxelles, il retourne à La Haye où il perfectionne ses compétences de marchand d'art. Ayant vraiment acquis des compétences, et grâce à son urbanité et à ses aptitudes commerciales, il se voit confier la gérance de la boutique historique, devenue importante, du boulevard Montmartre. C'est d'ailleurs grâce à ce travail qu'il a les moyens de fournir à son frère le nécessaire pour peindre, car il vend peu et manque cruellement de ressources.

Ruines de Pompéi (les touristes) d'Alceste Campriani à gauche, et à droite De Nittis, sommé de reproduire ce sujet qui lait au public, manque singulièrement d'inspiration : il n'aime pas être contraint le beau Guiseppe !

Théo Van Gogh est donc en relations d'affaires avec Goupil, qui lui vend en 1872 un délicieux petit panneau d'Alceste Campriani, intitulé "Ruines de Pompéi (les touristes)". Une des meilleures peintures de cet artiste présentées à l'exposition, une composition osée en légère contre-plongée, avec ce ciel d'un bleu azuréen presque tonitruant, et ces colonnes brisées cerclées d'un rouge pompéien admirablement contrasté. Un genre qui plait puisque Goupil demande à De Nittis de lui en fournir un autre sur ce thème, et, paradoxalement, le peintre, nettement plus talentueux que Campriani, réussit moins bien dans cette oeuvre de commande, genre qui, manifestement, ne lui convient guère. Sa toile est raide, les teintes en sont trop douces et la composition est mal équilibrée. Même ses personnages sont convenus et leurs attitudes manquent de naturel. De Nittis n'aime pas qu'on lui impose des sujets.


De fait, chez Goupil, les thèmes audacieux sont rares, et l'on croise rarement dans ses catalogues des peintures révolutionnaires, ou même, simplement, innovantes mais bien plutôt des thèmes "charmants", des sujets raffinée et surtout, des leçons de morale. A l'image de cette impressionnante toile d'Eugenio De Blaas, encore un peintre né à Albano Laziale et qui restera toute sa vie d'un académisme irréprochable ! Polichinelle au couvent, peint en 1887, est une savoureuse symphonie de blancs nacrés, à peine entrecoupés par le sévère habit sombre des religieuses qui encadrent cette petite assemblée de fillettes au spectacle. Polichinelle est rejeté sur le côté gauche de la scène, on le remarque à peine tant l’œil est attiré par cet aréopage délicieux de donzelles en fleurs.


Toutes équipées d'un fichu qui masque légèrement leurs jolies épaules rondes et d'un petit tablier à l'air faussement modeste, les gamines sont installées sur de petites tabourets et assistent avec beaucoup de naturel à la représentation.


Celles du premier rang, très sages, suivent attentivement l'histoire, sourire pudiquement réservé, bouche soigneusement close, œil vif et chignon bien coiffé.


Alors qu'au deuxième rang, les fillettes sont nettement plus agitées. L'une d'elle, carrément pliée de rire - elle en joint, dans un geste très spontané, les mains d'aise - est doucement reprise par une bonne sœur, atterrée de voir une jeune fille se comporter avec aussi peu de retenue. La nonne, l'air indulgent mais ne pouvant laisser passer pareil éclat, pose la main sur l'épaule de l'enfant pour tenter de la calmer. On n'ouvre pas la bouche de cette façon quand on est une jeune personne bien élevée !


Une autre montre sans retenue la scène du doigt alors que sa voisine, inquiète, regarde d'un air légèrement réprobateur ce déplorable débordement. Quel laisser-aller...


Derrière, deux "grandes" qui ont de toute évidence pris soin de bien dégager leur décolleté (admirez leur gorge délicate soulignée d'un ruban de velours bleu ou d'un rang de corail), suivent le spectacle avec une attention rêveuse : elles ont passé l'âge de ces enfantillages mais regardent tout de même très attentivement le petit castelet !


Devant elles, une autre gamine sourit aux anges, nonchalamment appuyée sur le dossier de sa voisine, dans un geste d'abandon plein de naturel.


Sur le côté gauche de la scène, deux autres pensionnaires, totalement étrangères au spectacle, reçoivent la visite de leurs fiancés, respectueusement inclinés de l'autre côté d'une grille ouvragée, en présence bien sûr de leur mère et même, pour faire bon poids, d'une nonne qui, appuyée sur le dossier de l'un d'elles, veille au grain. L'entretien, au milieu des cris de Guignol et des rires des fillettes, manque singulièrement d'intimité.


Derrière la deuxième grille, plus sobre, une jeune demoiselle s'entretient avec sa mère, parée, bouclée, poudrée... tandis que deux personnages énigmatiques se profilent aux côtés de cette dernière. Cette scène, soigneusement reproduite en photogravure, était certainement plus facile à vendre que le brumeux pont londonien de De Nittis, et l'on comprend en la voyant, le sens de la querelle qui dut opposer ce dernier à son commanditaire et entraîna la rupture du contrat qui les liait. Les toiles du peintre des Pouilles avaient trop de caractère pour une clientèle frileuse, surtout attirée par la gentillesse des sujets, par leur côté édifiant et leur aspect rassurant.

Madame aux perroquets n'est certainement pas, Diego Martelli avait raison, la meilleure peinture du maître de Barletta.

Ainsi que le notait sévèrement Diego Martelli à propos d'une Dame aux perroquets livrée à Goupil "De Nittis doit prendre conscience que les perroquets en plaisent pas en Italie, et ils ne tarderont pas à ne plus plaire non plus aux français. Lorsqu'il se sera lassé de gâcher son tempérament viril dans ces féminités, il sera trop tard pour s'en repentir, quelque douloureuse et amère en soit la constatation". Martelli, l'excellent mécène des Macchiaoli, exigeant et au goût sûr, craignait que le peintre, dont il admirait fort le talent, ne se gâche dans cette cage dorée, difficile à quitter. Pourtant De Nittis le fit, et très rapidement puisqu'il ne resta au service de Goupil que deux ans, pour le plus grand profit de son oeuvre. Pourtant Goupil ne lui en tiendra pas rigueur, reconnaissant son talent et continuant à lui acheter de nombreuses toiles, allant même jusqu'à racheter à ses héritiers une de ses œuvres de jeunesse en 1888, après sa mort.

Deux oeuvres de Vittorio Corcos, reproduites dans le catalogue Goupil avec des titres prometteurs"Dis-moi tout"et "Nous verrons". Corcos, extrêmement doué, réalisa des toiles dans le genre de De Nittis qui trompèrent longtemps les experts, et dont on n'a découvert que très récemment le véritable auteur. Toiles qu'on pouvait admirerà l'exposition de Padoue

Il ne faut cependant pas accabler la maison Goupil : grâce à sa gestion impeccable, l'entreprise dégageait de sérieux bénéfices sur les ventes de reproductions, bénéfices qui lui permettaient de lancer des talents inconnus, de faire connaitre de nouveaux peintres, d'en faire vivre beaucoup. Et certains de ses directeurs sont des soutiens précieux pour des peintres mal reçus par la critique. Ainsi Maurice Joyant qui devient, en 1890, gérant de la galerie du Boulevard Montmartre. Lors de son arrivée dans ses nouvelles fonctions, on lui explique sans ménagement que, succèdant à une sorte de fou, Théo Van Gogh, qui a accumulé des"choses affreuses" de peintres modernes, le magasin regorge toiles jugées "encombrantes" de Manet, Renoir, Degas et Pissarro. Il va falloir s'en débarrasser au plus vite. Et que fait Joyant ?? Sans en avoir l'air, il poursuit l'oeuvre entreprise par Théo. Il vend lui aussi des œuvres  impressionnistes et organise plusieurs expositions de Berthe Morisot,  Charles Maurin, Alfred Sisley. Et surtout, comme le raconte plaisamment Jean-Pierre Alaux dans "Toulouse-Lautrec en rit encore", il s'emploie avec constance, ardeur et fidélité à tirer son ami d'enfance, le peintre de Malromé, d'un certain purgatoire auquel le condamnaient ses sujets peu orthodoxes. Et il fait beaucoup pour la réputation de l'auteur de la Goulue. Plus tard, il quitte Goupil, trop rigide à son goût et crée avec d'autres associés la Société Jean Boussod, Manzi, Joyant & Cie qui adopte une politique courageuse de promotion des " artistes de demain". La Maison Goupil après la mort de son fondateur en 1893, connaîtra plusieurs changements de direction avant d'être liquidée entre 1917 et 1921 : la mode des toulmoucheries est finie ! Le fond de plaques et autres gravures, images, photos etc... est racheté par Vincent Imberti qui l'offrira par testament à la ville de Bordeaux où a donc été créé le musée Goupil. 


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