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LA MAISON GOUPIL ET L'ITALIE : de l'importance des titres

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Giovanni Boldini La promenade solitaire 1874

Les sujets que choisit Adolphe Goupil doivent, nous l'avons dit, correspondre aux attentes de sa clientèle, surtout en matière de reproductions. Or la bourgeoisie s'effarouche de la nouveauté en art, et lui préfère les reflets idéalisés de son quotidien. Voire un passé rêvé, avec une Histoire revisitée, comme une vision enchantée de l'existence. Images d'autant plus appréciées que l'historicisme est à la mode dans une société que le progrès technique affole un peu. Quant aux images contemporaines, elles doivent être méticuleuses, léchées, élégantes... un critique parlera à leur sujet de toulmoucherie (1) ! Car la trop grande réalité fait peur, les vérités sociologiques sont gommées car elles paraissent  triviales. Et si l'on aime les scènes campagnardes, elles doivent représenter les paysans tels que les bourgeois les imaginent : honnêtes, sains, propres, braves et simples. On évite les ouvriers car les classes laborieuses restent inquiétantes.


Quand Vittorio Matteo Corcos représente les gouvernantes d'une petite fille en train de faire des pâtés de sable dans de jolis petits pots de terre cuite, elles sont aussi élégantes que des bourgeoises aisées : quoique sobrement vêtues de noir, par modestie inhérente à leur fonction, elles arborent manches à gigot, chapeau, bibi, une discrète broche en or, de somptueux gants de cuir et un air altier et distingué qui leur donne beaucoup de classe. Des nurses de haut vol !
Les peintres de la Maison sont donc priés de répondre à ces attentes aseptisées, et, trop heureux d'y trouver reconnaissance et aisance, nombre d'entre eux renoncent à leurs sujets "vulgaires" pour se plier aux exigences à la demande. C'est pourquoi nombre de peintres parrainés par Goupil sont, sinon passés aux oubliettes mais largement passés de mode quand l'impressionnisme est devenu, en matière artistique, le goût dominant. Je pourrais vous en faire une liste, Castigilone, Campriani, Rossano, Capobianchi, Morelli, Pasini, Michetti et bien d'autres, mais il est à craindre que vous ignoriez comme moi leur nom. Non qu'ils aient manqué de talent ou de virtuosité, certains sont fort habiles, voire carrément doués, mais la postérité les regarde avec le mépris que l'on voue, d'instinct, aux œuvres dites "faciles".
Même si la diffusion de ces images a, finalement, formé le goût des générations du début du siècle suivant, elles sont actuellement fort démodées et totalement décriées. Des salons bourgeois aux campagnes les plus reculées, de Bruxelles à New York en passant par Berlin, elles ont cependant orné les murs de maints foyers pendant des décennies, avant d'être reléguées aux oubliettes, pour un purgatoire qui dure ! Cette exposition est l'occasion unique de les redécouvrir, et pas seulement sous la forme de reproductions, sans a priori de mode ou de chapelle, en se rappelant la notoriété phénoménale qu'elles ont eu à leur époque.


La plus célèbre, la plus universellement connue et appréciée est une toile d'Edoardo Tofano dont l'histoire va vous amuser. Le sujet en est un jeune couple s'enlaçant tendrement et presque chastement auprès d'une cheminée. L'homme est grand, vêtu d'un habit noir qui sent son habit de soirée, et la jeune femme, le visage un peu écrasé contre son plastron, se laisse passivement étreindre, le bras droit ballant le long du corps pendant qu'elle agrippe son coude de la main gauche, comme sur la défensive.


Son attitude raide trahit un certain malaise, elle n'est pas en train de se laisser aller, mais elle subit cet embrassement sans trop savoir quoi faire de ses bras et de sa tête. Vêtue d'une éblouissante robe de satin blanc, parsemée d'un délicat semis de roses, elle a posé sur une chaise basse son voile de tulle et sa couronne de fleurs d'oranger. Nous y voilà !! Il s'agit d'une jeune épousée craintive et vierge, forcément, que l'ardeur de l'étreinte surprend. On est dans un salon aisé, richement décoré dans le plus pur goût Napoléon III, donc très à la mode. A gauche, un palmier surgit d'une poterie émaillée et devant la fenêtre, dont les rideaux à moitié clos diffusent une lumière tamisée, s'ébauche l'arrondi d'une causeuse, fort prisée durant ces années-là. Damas et brocards jettent quelques éclats de couleur sur ce décor très "tendance". Au sol, une somptueuse pelure de félin apporte une touche d'exotisme à cet intérieur conventionnel. Sur la cheminée, dont la garniture est fort luxueuse, une gerbe de fleurs confirme qu'il s'agit bien d'une image de noces.


Or, la toile, quand elle fut peinte par l'italien, portait le titre "Seuls". Goupil l'achète, en acquiert l'exclusivité et, fort astucieusement, en modifie le titre, celui donné par le peintre lui paraissant trop triste pour ses catalogues. Il la rebaptise, y ajoutant une petite touche coquine, une suggestion à peine effleurée, titillant fort à propos la libido de ses clients, "Enfin... Seuls !". Admirez combien cette nouvelle appellation change, avec ses points de suspension, son point d'exclamation, le sens de la toile ! On se plaît alors à imaginer la situation de ce jeune couple, se retrouvant dans ce boudoir douillet et pourquoi pas, à inventer la suite. L'empressement de l'époux auprès de sa jeune oie, toute de blanc caparaçonnée, devient palpable. Et si, dans les maisons bourgeoises, les épouses voient dans cette reproduction bienséante le symbole d'un "beau mariage", rien n'empêche leurs époux bien pensants d'imaginer la délicieuse soirée qui attend ce charmant jeune homme !


L'image est partout, et chez tous... au point que Léon Bloy écrit en 1897 (soit plus de 20 ans après que cette toile ait été dévoilée au Salon de Paris), dans la Femme Pauvre"Ça et là, le long des murs ... quelques cadres étaient pendus. Évidemment, on se serait indigné de ne pas y trouver la fameuse gravure, si chère aux cœurs féminins Enfin ... Seuls! dans laquelle on ne s'arrête pas d'admirer un monsieur riche qui serre, décidément, dans ses bras, sous l’œil de Dieu, sa frémissante épousée." Là, Bloy en rajoute car la jeune femme a l'air plus oppressée que palpitante, même si son attitude virginale est tout à fait de bon ton : elle est ignorante de ce qui l'attend, un peu inquiète mais tout à fait disposée à remplir sans y avoir part, ce que sa mère lui a chuchoté, juste avant de la quitter, être son "devoir conjugal". Tant et si bien que quelques temps après l'édition de cette estampe, promise à un brillant avenir dans les chaumières, une autre image est mise en vente, fort opportunément appelée La Layette, juste suite peinte par Auguste Loustaneau !! On a le sens de affaires chez Goupil.


Une autre toile, aux titres évolutifs et; ô combien évocateurs, mérite qu'on s'y arrête. Il s'agit là encore d'une mise en scène bourgeoise, réalisée par un peintre pourtant spécialisé dans les portraits délicats de jeunes saltimbanques, tout à fait propres à émouvoir le rentier. Antonio Mancini est un peintre originaire du'Albano Laziale, admis dès l'âge de 12 ans à l'Académie des Beaux Arts de Naples, et qui eut la chance, dès 1872, il avait tout juste 20 ans, de voir deux de ses toiles acceptées au Salon. Dès lors, son art intéressa Goupil qui, dès 1875, lui signe un contrat (1). Ce document prévoyait, outre la promesse d'exposer le peintre dans la vitrine des boutiques de la firme, une rétribution mensuelle suffisante pour faire oublier au peintre tout souci financier, et même lui permettre de prêter de l'argent à un ami moins chanceux.


C'est ainsi qu'une toile peinte par Mancini en 1875 à Naples et exposée au Salon en 1976, L’Écolier, se retrouva aux cimaises de la maison Goupil après avoir été payée 1500 francs au peintre. Et revendue immédiatement à un collectionneur, un certain Charles Landelle qui la paya 3500 francs. Ce dernier prit immédiatement contact avec l'artiste et lui demanda, audace qu'on imagine mal de nos jours, de repeindre de façon uniforme le fond de cette scène, originellement ornée d'un christ, de saints et "autres détails", selon Mancini lui-même qui, trop content d'avoir vendu, obtempéra sans sourciller !


Mais c'est de "La couturière" que je voulais vous parler. Achetée fin avril pour 1000 francs, elle est revendue dès le 3 mai pour le double à un collectionneur parisien. Racheté en 1877, le sujet figure de nouveau au catalogue Goupil cette fois-ci sous le titre "Étude (couturière)". Vendu chez Christie's à Londres en 1881, le tableau réapparaît dans une collection privée où il est devenu "Le lecteur". En fait, selon moi, la toile devrait, tant elle est symptomatique d'un idéal culturel, s'appeler "De l'éducation des enfants dans une famille bourgeoise du XIXème siècle".


En effet, c'est un vrai manifeste pédagogique qui s'offre à nos yeux attentifs : d'un côté, le jeune garçon nonchalamment appuyé sur le dossier du canapé, tient un livre à la main : à lui l'étude et l'approche de la littérature ou de la science. Derrière lui, une carte géographique va lui permettre d'élargir ses compétences, voire de conquérir de nouveaux horizons.


Pendant ce temps, sa sœur, sagement enfoncée dans un fauteuil dont elle ne sortira que pour jouer du piano, afin de briller plus tard dans les soirées mondaines, coud sagement.


Les genoux encombrés d'une vaste parure de taffetas d'un blanc étincelant, elle est sobrement habillée de gris, le col sévèrement fermé, les manches désespérément longues. Remarquez sur ces dernières les "baigneuses" qui permettront de faire bon usage du vêtement en rallongeant les poignets si elle grandit trop vite : on est économe dans ce foyer ! Sur un tabouret, une dentelle attend d'être ajoutée à la l'ouvrage de la fillette. Elle semble bien jeune pour préparer la robe de son premier bal, mais on imagine volontiers que c'est pourtant l'ouvrage qui l'occupe.


Seule fantaisie dans ce tableau à haute portée moralisatrice : le jeune homme est manifestement en train de lire un passage amusant de son livre à la jeune fille, il rit et elle esquisse un sourire timide, l’œil en coin pour manifester son attention. La bobine de fil qui est à tombée à ses pieds, sans qu'elle paraisse l'avoir remarqué, prouve cependant qu'elle est toute ouïe !!

A SUIVRE
LA MAISON GOUPIL ET L'ITALIE : un catalogue au service des bonnes mœurs.



(1) Du nom du peintre du Second Empire, Auguste Toulmouche, qui s'était fait une spécialité de peindre des parisiennes élégantes.

(2) C'est le mécène de Mancini, Albert Cahen, qui lui vaut cette aubaine. Suite à la vente d'un de ses tableaux lors de la vente aux enchères Fortuny, en avril 1875, Cahen lui écrit : "Cher Antonio, j'attendais une occasion favorable pour transmettre votre billet à Goupil, elle est arrivée hier. Vous savez que tous les tableaux, esquisses et dessins laissés par le grand et regretté Fortuny dans l'atelier, ont été vendus hier. Avec une foule immense ! Des prix fous ! Fortuny est sur toutes les lèvres., chacun veut acheter en souvenir du grand peintre. Même Goupil en a acheté plusieurs. Je lui ai parlé et lui ai donné votre lettre avec sa traduction en français. Il m'a répondu "Dites-lui qu'il m'envoie des tableaux avec leurs prix. S'ils sont bons, je serai ravi de l'aider". Mancini part vers le 7 mai et, dès son arrivée, il conclut un contrat avec Goupil.


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