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Le démon de la modernité : peintres visionnaires à l'aube d'un siècle court

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Encastré dans l'affiche de l'exposition Lucifer de Franz Von Stuck

L'exposition Le démon de la modernité, Il demone delle modernità, organisée au Palazzo Roverella de Rovigo, se termine aujourd'hui. Une exposition intéressante mais difficile, qui avait le mérite, venant après Il Bel Paese, de montrer l'évolution des arts durant la même période (fin XIXe et jusqu'à la Grande Guerre) dans des milieux intellectuels moins conventionnels et plus soucieux de renouveler le langage artistique. Persuadés que les valeurs du vieux monde étaient parvenues leur terminus en termes de fantaisie et de créativité, ces artistes aspirent à une modernité encore floue mais dont les premières manifestations sont une farouche volonté d'anti-conformisme. L’atmosphère transgressive qui s'impose en littérature, les nouvelles connaissances scientifiques qui paraissent annoncer une aube nouvelle, semblent ouvrir aux ambitieux novateurs des horizons inédits, infinis et pourtant encore bien fragiles. La naissance des métropoles qui se développent autour de l'industrie, les crises économiques, les nouvelles tensions sociales, toutes ces pulsions jusqu'alors inconnues influencent les peintres qui tentent de les traduire en signes et en formes originales. Des textes d'anticipation, des courants de pensées révolutionnaires ou sombres, la découverte de la science des songes ou de l’inconscient, l'avènement de la sociologie inspirent à ces artistes des nouveaux schémas, des remises en cause radicales et, encore aujourd'hui, surprenantes.

Sous le signe de Lucifer


Gustave Moreau
Œdipe et le Sphinx ou Œdipe voyageur, ou enfin l'Égalité devant la mort, 1888

Le courant symboliste, fortement imprégné de mysticisme, est au départ un mouvement littéraire et artistique apparu en France et en Belgique à la fin du XIXe siècle, en réaction au naturalisme et au mouvement parnassien. Gustave Moreau, Odilon Redon, Max Klinger, Franz Von Stuch, en traduisent les mystères en images capables à la fois d'évoquer une réalité supérieure et d'inviter le lecteur à un véritable déchiffrement. L'exposition présentait la deuxième version important du thème qui fit la gloire Gustave Moreau, peinte en 1888 (le première datait de 1864). Cet Œdipe voyageur est représenté modeste et « soumis » et le Sphinx l’attend, en majesté, au centre de la composition, sur une sorte de trône naturel entouré de ses "victimes" (prince, guerrier, poète). Le texte consacré par l’artiste à sa peinture permet de mieux comprendre ses intentions : « Courbé sous le poids de la vie, il a gravi la grande montée, il arrive sur la plate-forme, autel naturel où se tient le monstre à tête de femme qui l’attend. L’Enigme est là pour tous. C’est l’épreuve dernière triomphante ou fatale. Des cadavres gisent de tous côtés, victimes de cette force terrible et mystérieuse qui donne la mort aux faibles et dont l’âme forte peut triompher. Les grands rochers thébains, la sobre mer, ferment de tous côtés l’horizon voilé, l’abîme est au pied de cet autel de la vie et de la mort devant lequel passe l’humanité tremblante. »

Hans Unger
Salomé, 1917

Il s'agit avant tout de réagir contre le positivisme : d'où la recherche d'une beauté étrange, envoûtante, et l'invention d'un esthétisme reconnaissable entre tous. Cela donne des images fortes, comme cette Salomé sensuelle et saisie dans un mouvement tourbillonnant, aux teintes douces et froides.

Vlaho Bukovac
Fantaisie 1906

Parfois les thèmes sont carrément étranges, voire malsains les artistes ne reculant devant aucune provocation pour dire leur angoisse. Vlaho Bukovac emporte la palme avec cet halluciant portrait de famille, les personnages étant ici réduits à des têtes qui se balancent dans l'espace, comme de simples décors. Sur la table aux pieds galbés, le père et la mère à l'abondante chevelure brune et frisée, lèvent les yeux vers leurs 4 enfants accrochés par les cheveux devant une étole d'un blanc immaculé. Assise sur la table, une poupée, entière elle, contemple cette scène surréaliste d'un œil morne. Une autre poupée est suspendue au-dessus d'elle. Cette scène d’intérieur, empreinte d'une forte charge émotionnelle, agresse le spectateur par son insupportable douceur.


Lieux d'illumination et ziggurat de l'âme


Karl Wilhelm Diefenbach
Demande aux étoiles, 1901

La découverte de la dimension psychologique, des territoires sombres et mal explorés de l'inconscient, fascinent les artistes qui veulent en tirer de nouvelles formes d'expressivité. A l'instar de Karl Wilhelm Diefenbach, peintre allemand, adorateur du soleil, pionnier du naturisme et du végétarisme. En 1888, il commença à pratiquer le Sonnenmenschentum, dans la forêt bavaroise, et à faire vivre ses trois enfants nus. Pour lui le naturisme était avant tout une expérience religieuse, et il prêchait une philosophie d’auto-réalisation mystique et de respect panthéiste de la nature. Les autorités bavaroises ne virent pas cela du même œil et le condamnèrent à huit jours de prison. En 1897, il fonda la communauté Humanitas, avec 25 adeptes qui se laissèrent pousser les cheveux, devinrent végétariens et ne vécurent plus que nus ou en vêtements de laine brute. Tous partageaient une pratique identique de la nudité, du spiritualisme et de l'alimentation végétarienne.

Mirko Rački (1879 - 1982) Dante aux Enfers
Mirko Rački, traversée de l'Acheronte (1907)

D'autres s'inspirent des grands mystiques médiévaux, ou ressortent Dante, comme Mirko Rački, ce peintre croate dont la plus grande partie de l'oeuvre est dédiée à la Divine Comédie.

Anges et Démons, rêves, incubes et visions

Léo Putz (1869 - 1940), Bacchanale 1905

L'art de cette période aime à faire se côtoyer des créatures ambiguës, parfois messagers entre les dieux et les hommes, qui leur apportent des révélations qui vont changer leur vie. Parfois, comme avec Leo Putz, il s'agit simplement de revisiter les rites de l'Antichité, en y apportant une sensualité désinhibée. 

Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875-1911) le Paradis

Chez Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, plus inventif, des anges aux ailes immenses dominent de grands paysages idylliques : une nouvelle humanité semble sur le point de naître. C'est à la fois plein d'espérance, de rêve et d'harmonie : le peintre était, d'ailleurs, aussi musicien. Il « compose » d'ailleurs souvent des « suites » de tableaux, dont les titres font régulièrement référence à la musique, notamment des « sonates » ou d'ambitieux cycles de 10 à 15 toiles sur un thème donné.

Le triomphe des ténèbres. Vers l'holocauste mondial

Sacha Schneider (1870-1927) Triomphe des ténèbres 1896

L'artiste est aussi prophète, et ceux de cette fin de siècle sentent la proximité de grands bouleversements, un gouffre va s'ouvrir sous nos pieds.Ils pressentent l'imminence de grandes catastrophes et l'annoncent avec une grandiloquence impressionnante mais prémonitoire. Qu'on en juge avec ce Triomphe des Ténèbres de 1896, dans lequel le Christ mort gît sur une pierre tombale tandis qu'à ses côté un Lucifer athlétique et barbu, déploie ses sombres ailes de malheurs sur le fond de la toile. Le message est clair et angoissant.


Oskar Zwintscher (1870-1916) Deuil, 1898

Oskar Zwintscher (1870-1916) Mort sur la rive de la mer; 1913

Oskar Zwintscher est encore plus inquiétant. Dans Deuil, le jeune homme éploré embrasse le corps livide de l'aimée sans voir au-dessus de lui l'atroce menace de la mort aux mains rapaces. Dans Mort sur la rive de la mer, dit aussi Pietà, le thème religieux de la déploration est repris sur un mot laïque, sobre et pourtant dramatique. On est en 1913 et la menace gronde.

Autres métamorphoses

Oskar Zwintscher (1870-1916) Fillette aux asters blancs, 1903

Et même dans des sujets a priori plus faciles, portraits ou scènes de genre, transparaît cette même souffrance, ce même malaise en face de ce monde qui change et qui promet des lendemains troubles et menaçants. La psychanalyse révolutionne l'art du portrait et l'âme transparaît dans ces toiles sans fioritures.

Astolfo De Maria . Portrait de Cesati de Brescia, 1931

On ne regardera plus un modèle de la même façon après Freud ! Le portrait de monsieur Cesati de Bresia par Astolfo de Maria, quoique très classique de facture, se dresse de toute sa hauteur face au spectateur, les yeux plantés comme un sinistre présage vers un avenir qui n'a rien de riant (on est en 1931).. L'homme est livide et sombre à la fois, intemporel et pourtant terriblement présent. Le plus saisissant étant l'anecdote dérisoire de la pierre bleu-ciel qui orne sa main droite, comme un défi.

Lumières des gratte-ciels [Luci(fero) tra i grattacieli]

Gennaro Favai (Venise 1879-1958)
New York Lexington Avenue, 1930

Avec ce jeu de mots entre Luci (lumières) et Lucifero, la section n'annonce pas des aubes qui chantent ! La Grande Guerre est finie mais d'autres menaces se profilent à l'horizon. Et les villes, ces monstres aux mille tentacules, se développent, se haussent et s'éclairent de façon effrayante. La beauté de ces étranges accumulations de vie a quelque chose de fascinant et d'inquiétant. C'est Gennaro Favai, ce vénitien qui peignit sa ville avec romantisme et dans la plus pure tradition de la lagune qui, paradoxalement, se fait le chantre le plus marquant des métropoles sublimées. Il ramène de son voyage à New York en 1930 ces vues inédites et géniales de la grande ville américaine. Il nous laisse une approche visionnaire de cette ville de lumière, de progrès, futuriste et pourtant noyée dans une brume vibrante. 


Au total, après le Spectacle de la modernité, à Forli et l'élégance suave, toujours raffinée de Boldini, après les jolies effervescences des italiens du Risorgimento et l'exposition Bel Paese à Ravenne, ce démon de la modernité était une exposition très austère, qui nous a laissé un goût amer ! Ce qui n'enlève rien à sa qualité artistique, mais c'est la vision de ces peintres tourmentés qui en était la cause.

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