Les deux filles de Paul Durand-Ruel par Renoir
Quand Jean-Marie-Fortuné Durand épouse vers 1825 Marie-Fernande Ruel, cette dernière lui apporte en dot une boutique de papeterie, sise dans le quartier Saint Jacques. On y vend, certes, des fournitures de bureau mais aussi des toiles, des chevalets, des boîtes de couleurs et toutes sortes d'accessoires de peintre et d'aquarelliste. L'affaire est saine, bien administrée jusque-là par des beaux-parents industrieux, et le jeune homme compte bien la faire prospérer encore. C'est un de ses clients anglais, un certain Brown dont le fils se fit un nom comme peintre de chevaux, qui lui donne l'idée de s'essayer à la vente de tableaux, alors peu développée à Paris. Au début, il se contente de proposer aux artistes qui fréquentent sa boutique, de déposer chez lui, en paiement des matériaux achetés pour leur art, quelques aquarelles ou lithographies, dont le prix modique pourrait attirer des clients nouveaux. Or voilà que la formule connait un réel succès et le magasin ne désemplit pas : aux artistes et aux amateurs se joignent rapidement les "gens du monde", et un jour Jean Durand-Ruel manque de défaillir de joie en apercevant, parmi ses visiteurs, les jeunes princes d'Orléans, fils du roi Louis-Philippe, alors élèves du tout proche lycée Henri IV. Venus acheter des fournitures scolaires, ils admirent les Corot, Géricault, Delacroix et autres toiles exposées dans la boutique. Tant et si bien que le prince de Joinville achète un paysage de Grèce peint par Prosper Marilhat. Il confie quelques semaines plus tard au marchand :
"Le roi m'a sévèrement grondé et j'ai bien failli vous rapporter la toile.
— Et pourquoi donc ? s'inquiète Durand-Ruel surpris.
— Marilhat a été refusé au Salon."
Les Ruines du château de Pierrefonds par Jean-Baptiste Camille Corot, vers 1840-1845, retravaillé vers 1866-1867, Huile sur toile Cincinnati, Cincinnati Art Museum, don Emilie L. Heine en mémoire de Mr. et Mrs. John Hauck
La bâtisse du XIVe siècle était déjà en ruine du temps du peintre, qui exécuta cette toile au début des années 1840 et la remania pour la présenter à l'Exposition Universelle de 1867. Durand-Ruel admirait beaucoup Corot, surtout pour les réalisations de ce type, très naturalistes.
L'affaire tourne si bien qu'en 1833, le papetier ouvre un nouveau magasin à l'angle de la rue des Petits-Champs et de la rue de la Paix. On entrait dans une vaste pièce tapissée de tableaux de haut en bas, et à l'étage deux autres pièces, attenantes à l'appartement du commerçant accueillaient les œuvres les plus prestigieuses. Ces salons devinrent très rapidement le lieu de rendez-vous de tous les collectionneurs et amateurs qui aimaient à s’asseoir, discuter, commenter, examiner les bronzes de Barye disposés sur une grande table centrale. Ils découvraient les "poulains" du marchand, dont certains étaient considérés comme de dangereux révolutionnaires par des gens qui en étaient encore aux canons de David ou de Ingres. Delacroix par exemple, dont ce dernier disait qu'il peignait comme "un balai ivre". On papotait beaucoup, mais on achetait peu. Pourtant, Jean Durand-Ruel décida en 1846 d'ouvrir une autre boutique, boulevard des Italiens, et c'est à cette occasion qu'il décida que son fils, Paul, alors âgé de 15 ans, travaillerait désormais avec lui. Au début, les affaires marchèrent bien, mais la Révolution de 1848 l'amena à fermer cette boutique. Les affaires reprirent après le coup d'état de 1851, mais le marchand avait subi de lourdes pertes. Son fils, échaudé, voulait devenir officier ou ... missionnaire ! Il choisit la première voie et entra à Saint-Cyr, mais, malade, il dut abandonner l'école et sa future carrière militaire. Il revint donc au commerce des tableaux, décidant d'éduquer son jugement et de se former l’œil. Les ventes reprenaient lentement et le dieu de Paul était Delacroix. Pourtant, les peintres que soutenait son père se vendaient mal, Diaz, Rousseau, Daubigny ou Millet trouvaient difficilement preneurs à des prix pourtant très doux, quelques centaines de francs tout au plus.
L’Amende honorable par Eugène Delacroix, 1831, Huile sur toile Philadelphie, Philadelphia Museum of Art.
Durand-Ruel était un grand admirateur de Delacroix qu'il achetait fort cher, car il était déjà très célèbre, et revendait avec de petits bénéfices. Celle-ci par exemple fut achetée par le marchand en 1868 et revendue 20000 francs la même année à un homme d'affaires de Brooklyn. Il la lui racheta peu après (il rachetait souvent ce qu'il venait de vendre !!), et tenta de la revendre sans succès en 1870. Il devra attendre 1873 pour, qu'enfin, le collectionneur James Ducan la lui reprenne. Le sujet de la toile est une scène imaginaire qui se passe au XVIe siècle dans le palais de justice de Rouen, où un moine est traîné devant l’évêque de Madrid et insulté pour s’être rebellé contre ses ordres.
En 1856, Jean Durand-Ruel déplaça sa boutique au 1 rue de la Paix et, du fait de cette situation bien plus brillante, ses affaires prospérèrent rapidement. Paul voyageait pour vendre leurs toiles à l'étranger, en Hollande, en Allemagne ou en Angleterre. Pourtant ces années se révélèrent difficiles car après avoir perdu sa femme, encore jeune, Jean ne lui survécut pas longtemps et mourut à son tour en 1865, laissant son fils seul maître à bord.
Jean-François Millet - La Bergerie vers 1856-58 - Baltimore
Durand Ruel voit dans cette toile de Millet "le chef d'oeuvre" du peintre. Le 29 avril 1872, il débourse 20 000 francs pour ce tableau et le vend rapidement à un collectionneur avant de le lui racheter 10 mois plus tard.
Paul avait progressé dans l'appréciation des futurs talents et, outre qu'il savait fort bien entretenir la cote de "ses" peintres traditionnels en allant pousser leurs toiles dans les ventes publiques, il avait aussi flair et persévérance pour lancer de nouveaux artistes. Pourtant, il ne disposait pas pour cela de capitaux considérables et il devait surtout compter sur la chance. La guerre de 1870 vient, de nouveau, semer le trouble dans ses affaires. Il expédie sa femme et ses enfants en Périgord et part, avec toutes ses toiles, s'installer à Londres pour continuer son commerce. Ses expositions de peintures françaises connaissent un certain succès et il peut envoyer quelqu'argent à ses poulains restés en France, et sans ressources : Millet, Dupré, Fromentin, Diaz...
Un jour qu'il se promenait le long de la Tamise, il aperçoit un peintre devant un chevalet, il s'approche et reconnait un de ses protégés, Daubigny. Ravis de se retrouver, ils papotent et Paul Durand-Ruel demande à l'artiste s'il s'en sort.
"Je n'ai pas à me plaindre, répond Daubigny, mais Monet, lui, est très malheureux".
Monet ?? Paul Durand-Ruel a vaguement remarqué ses oeuvres au Salon mais il ne l'a jamais rencontré. Quelques jours plus tard, Daubigny vient le lui présenter à la galerie. Monet apporte quelques toiles et raconte au marchand que Pissaro, dont la maison a été détruite par les prussiens, est lui aussi réfugié à Londres, dans la panade.
Edgar Degas - Le foyer de la danse à l'Opéra de la rue Pelletier- 1872
Paris, musée d'Orsay (leg Isaac de Camondo 1911)
Un des sujets préférés du peintre ! Durand-Ruel achète le tableau à l'artiste en août 1872 pour 2500 francs (à cette époque, il paie les Monet, Pissaso ou Sisley 150 à 300 francs), et l'expose dans sa boutique de Londres où un collectionneur anglais, Louis Huth, l'achète 4200 francs, confirmant ainsi les prix élevés atteints par Degas (on consultera, pour juger de l'évolution, les résultats de la vente Degas en 1918). C'est le premier tableau "impressionniste"à entrer dans une collection britannique.
Durant-Ruel achète aux deux peintres quelques toiles pour 2 ou 300 francs chacune, somme plutôt faible mais ils arrivaient difficilement à vendre leurs peintures une cinquantaine de francs.
Le marchand parisien organisa 10 expositions à Londres de 1870 à 1875. Manet, Monet, Sisley, Pissaro, Renoir, Degas côtoyaient les "anciens", Daubigny, Diaz, Dupré, Fromentin, Isabez, Ziem ... et la critique anglaise réserva à tous ces artistes un accueil très favorable. La Commune terminée, Durand-Ruel confie la garde de la boutique londonienne à un de ses employés et rentre à Paris. Malheureusement son épouse est malade et meurt peu après. C'est pour le marchand une dure épreuve, d'autant que la sagesse et le bon sens de cette dernière le protégeaient de ses errements qu'il décrit en ces termes : "Privé de ses conseils, rien ne m'arrêta plus dans la voie dangereuse où m'avait poussé ma passion pour les belles œuvres de nos grands artistes et ma conviction que le succès viendrait bientôt récompenser mes efforts. Sans réfléchir aux conséquences possibles de mes imprudences, je me laissai aller plus que jamais à des achats hors de proportion avec ma situation."
Il réussit pourtant certains "coups", comme lorsqu'il rachète l'atelier entier de Rousseau, à la mort de ce dernier et voit sa cote monter, ce qui lui permet quelques beaux bénéfices.
Claude Monet - Le pont de chemin de fer à Argenteuil - 1873
Sans doute acheté par Durand-Ruel à l'artiste en décembre 1873
Philadelphai Museum of Art
Mais ce n'est pas toujours aussi facile. Un jour, il va rendre visite à Alfred Stevens chez lequel il aperçoit, par terre, deux toiles que Monet, assez désargenté, avait confié à son ami pour les vendre. Durand-Ruel les aime et les paie 800 francs chacune. De retour chez lui, et fort satisfait de son achat, il décide de demander à Claude Monet de le conduire à l'atelier de Manet. Quand il quitte l'atelier du peintre, il a acheté toutes les toiles qu'il contenait, 23 toiles pour un montant de 35 000 francs. Quelques jours plus tard, il y retourne, et achète un second lot pour 16 000 francs. Mais quand il organise une exposition des œuvres acquises, la presse se déchaîne, on lui reproche son manque de goût, on l'accuse de se moquer de sa clientèle. De fidèles clients désertent son magasin, on lui promet qu'il finira à Charenton et les amateurs lui tournent le dos. Il doit, devant cette situation, cesser ses achats aux jeunes peintres qu'il soutient : "Mon discrédit devint tel que tout semblait avoir perdu sa valeur entre mes mains, et je dus, pour faire face à mes obligations de toutes sortes, vendre à perte, et souvent pour la moitié de mes prix, les œuvres les plus remarquables de Corot, Delacroix, Millet, Dupré et d'autres maîtres encore... Si ma femme avait vécu, elle m'aurait empêché de m'engager dans de telles voies."
La liseuse ou Printemps par Claude Monet - vers 1872 - Baltimore
Monet expose 18 œuvres dans le "grand salon" de la galerie Durand-Durel louée par les artistes impressionnistes pour leur deuxième exposition collective. Zola remarque cette liseuse et suppose que c'est la femme de l'artiste, Camille, "à l'ombre du feuillage, la robe parsemée de paillettes lumineuses, telle de grosses gouttes". Cette adorable toile fut achetée par Mary Cassat, puis ensuite par Durand-Ruel qui la vendit au fondateur du musée de Baltimore.
Les "novateurs" abandonnés décident de se grouper et exposent pour la première fois de leur propre chef, chez Nadar : c'est la fameuse exposition de 1874, qui marque la "naissance" de l'Impressionnisme, grâce au quolibet célèbre de Louis Leroy. Durand-Ruel est tellement mal en point financièrement, qu'il ne peut leur acheter une seule toile lors d'une vente à Drouot qu'il organise pour eux. Il n'ose même pas les "pousser" pour faire monter un peu leur cote. Cris hostiles et remarques blessantes fusent de toutes parts dès qu'il essaie d'enchérir. Il est tellement mal en point qu'il doit bazarder à des prix dérisoires d'importantes toiles de son fonds.
Détail de Mademoiselle Legrand par Auguste Renoir - 1875 - Philadelphia Museum of Art
La jeune fille portraiturée ici est l'enfant d'Alphonse Legrand, un marchand d'art lié à Durand-RUel et qui participe à l'organisation de la deuxième
Pourtant, peu à peu, l'opinion commence à s'intéresser à ces peintres réprouvés de 1874, et Durand-Ruel essaye de remonter la pente. Le directeur de l'Union Générale, amateur de peinture, accepte de lui prêter de conséquentes sommes et il peut racheter de nombreuses toiles, à Manet, encore, Pissaro, Renoir, Sisley et d'autres. Malheureusement en 1882, l'Union Générale fait faillite et il doit restituer sur le champ les sommes que la banque lui avait prêtées. Les concurrents se déchainent et "ses" artistes eux-mêmes commencent à douter. Pourtant, il organise encore des expositions, parvenant à se faire prêter de l'argent pour acheter ... les cadres, pas les tableaux ! Il bataille ferme, mais en 1884, il a une dette d'un million de francs-or. Ses rivaux se frottent les mains, on essaie même de l'impliquer dans une affaire de faux, mais il en sort le front haut, même s'il est un peu amer. "Je voudrais être livre de m'en aller dans le désert", écrit-il le 9 juin 1884 à Pissaro.
Claude Monet - Galettes - 1882
Ces galettes (de saison) sont la spécialité de l'auberge de Pourville, où Monet réside. Monet insiste pour que cette toile, au raccourci prononcé qui vient contredire le classicisme du sujet, (avec son couteau très XVIIe ! et son flacon pansu et doré) figure dans une exposition de 1883. Elle n'entrera dans les collections Durand-Ruel qu'en 1899, et fait actellement partie d'une collection privée.
En 1886 il part, avec 300 toiles sous le bras, organiser une exposition à New-York "Œuvres à l'huile et au pastel des Impressionnistes de Paris". La foule est présente au rendez-vous et la presse plutôt élogieuse. Mais les marchands américains, pas du tout décidés à le laisser s'installer sur le marché, multiplient les tracasseries, droits de douanes et autres exigences qui freinent ses affaires. Pourtant son installation à New-York lui permet peu à de sortir des difficultés financières qui l'accablent, et de rembourser ses dettes. Les peintres, pourtant, ne croient plus en lui, et s'en vont confier leurs toiles à Goupil, Petit ou d'autres concurrents. Lorsqu'il rentre en France en 1888 après avoir confié la boutique de New-York à ses fils, Durand-Ruel y a partie gagnée et les dollars affluent. Il n'a plus qu'à reconquérir le public français et "ses" peintres.
Mais il est toujours aussi imprudent : en 1893, il organise une exposition Gauguin qui suscite un énorme scandale. Assagi par l'âge et les expériences malheureuses, il abandonne ce nouveau peintre et décide de vivre sur son acquis. Toutes ses dettes sont soldées et désormais les jeunes peintres viennent à lui non plus pour solliciter aide ou réconfort, mais pour connaître la consécration suprême d'être exposé "chez Durand-Ruel". Il fait visiter, et l'on s'y presse, l'admirable collection personnelle qu'il a conservée dans son appartement, même si certains raillent le fait qu'il ait conservé tous ses invendus (1).
Dès lors, il peut vieillir en paix et lorsqu'il meurt âgé de 91 ans en 1822, ses fils héritent d'une maison prestigieuse et désormais célèbre.
Fin de déjeuner par Auguste Renoir 1879 - Musée de Francfort-sur-le-Main
Cette toile lumineuse a été saisie dans un cabaret de Montmartre : elle réunit l'actrice Ellen Andrée, Edmond, un frère de Renoir et une inconnue en noir. Le tableau fut acheté par Durand-Ruel à un collectionneur nantais en 1899 et il l'aimait tellement qu'il le garda jusqu'en 1910 où il accepta de le céder au directeur du musée de Francfort, à regret ! Il n'aimait pas trop revendre "ses" Renoir !
L'exposition du Luxembourg se propose de faire revivre pour nous ce collectionneur passionné et commence par présenter une reconstitution de son appartement, photos et portraits de ses 5 enfants à l'appui.
Puis une salle regroupe les peintres romantiques comme Delacroix, Troyon ou Corot, cette "belle école de 1830" que le père de Paul Durand-Ruel avait eu le nez de "découvrir" et d'acheter, laissant à son fils un fonds qui lui fut bien utile par la suite.
Ensuite on assiste à la découverte de Manet et des impressionnistes par le "vieux chouan", comme le surnommait Renoir. Un catholique et monarchiste convaincu qui pourtant soutenait le communard Courbet, l'anarchiste Pissaro ou les républicains comme Monet et Manet. Les salles du milieu du très riche parcours de l'exposition évoquent l'exposition de 1876, dont la critique disait "Ces gens sont fous, mais il y a plus fou qu'eux, c'est une marchand qui les achète". La dernière salle évoque les succès américains, on y voit de nombreux Renoir, des peintures de Sisley, Mary Cassat et tous ceux grâce auxquels, finalement, le galeriste gagna son pari.
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Note
(1)
Extrait du Journal d'un collectionneur de René Gimpel
Détails de Fin de Déjeuner de Renoir
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Note
(1)
Extrait du Journal d'un collectionneur de René Gimpel
16 octobre 1918 – La collection Durand-Ruel.
Une telle collection d’impressionnistes n’existera plus jamais. Peut-être cent Renoir, cent Monet, des Degas, Manet, Pissarro, Cézanne, par dizaines, tableaux accrochés tout simplement dans deux appartements contigus, rue de Rome. Dans le premier, habite le vieux Durand-Ruel et son fils aîné. On estime la collection à quinze millions et elle est le résultat des mauvaises affaires du père. Comme il ne pouvait vendre ses tableaux, il les gardait. Le fils aîné, qui me présente la collection, me signale un Monet qui vaut bien trente mille francs et que le père a acheté en 1878 cinquante francs à un moment où une telle somme était dure pour lui à sortir.
Cet appartement est un labyrinthe parce que toutes les pièces se ressemblent et parce qu’elles sont toutes tapissées de toiles des mêmes maîtres. L’ameublement est horrible et doit dater du temps de leur grande misère. Ça sent la République pauvre. Presque toutes les chambres à coucher n’ont que des lits de fer.
Dans la première pièce, les portes mêmes sont peintes par d’Espagnat. Sur les murs, plusieurs Boudin. Durand-Ruel me dit que ce fut le maître de Monet, qu’ils se sont rencontrés sur les quais du Havre, chacun portant son chevalet. Boudin sentit le garçon de talent chez ce jeune homme de dix-sept ans qui peignait vraiment mal et qui s’amusait en Normandie à faire des paysages d’un Orient fade.
Il y a là des Forain de sa jeunesse ; l’animal avait alors pas mal de talent en ceinture. Je vois Les Jeunes Filles au piano, de Renoir. Il en existe quatre ou cinq parce que Renoir, ayant reçu une commande de l’État, avait étudié le sujet sérieusement.
Il alla même trop loin, travailla trop sur celle du Luxembourg, ce qu’il avoua lui-même à Durand-Ruel, et il la réussit moins bien.
Nous voici maintenant devant un des plus beaux tableaux de la collection : La Danseuse, de Renoir, un rat presque grandeur nature. Avant la guerre, le baron de Rothschild en avait offert cinq cent mille francs. Elle est charmante, cette petite danseuse toute droite, toute blanche, avec son tutu frivole et son air grave de retire fille qui doit gagner sa vie. Durand-Ruel me dit : « Elle a appartenu au fameux Deudon qui, pour une raison d’héritage, l’a donnée à un de ses cousins, lequel nous la vendit pour dix mille francs, il y a environ vingt-cinq ans 1. »
Dans une des salles à manger, six natures mortes, une par Monet : des pigeons, deux par Renoir et trois par Cézanne, ces dernières d’un goût admirable. Durand-Ruel reprend : « Tous nos Cézanne sont signés, plusieurs viennent de son ami Chocquet, un pauvre employé qui se ruinait à acheter des impressionnistes et dont la vente fit trois cent mille francs. Aujourd’hui, elle atteindrait trois millions. Ses héritiers étaient des provinciaux et je vous jure qu’ils ne se doutaient pas de la fortune qu’ils héritaient. Cézanne ne pouvait pas être approché, sauf par Vollard. Cézanne, qui avait été un intime de Monet, avait été absent longtemps de Paris et quand il 7 revint et le rencontra, ils dînèrent ensemble, heureux, même joyeux, et se donnèrent rendez-vous pour le jour suivant ; mais le lendemain Monet recevait de Cézanne ces lignes : « J’ai été bien heureux de te revoir, mais il est préférable que notre rencontre soit la dernière de notre vie. » Vollard, qui est trop intime avec la famille de Cézanne, n’a pas dit, n’a pas pu dire tout sur lui ; le peintre a quitté femme et enfants dans la crainte de leur influence. Monet m’a raconté ceci : il se trouvait dans la rue avec Cézanne, et ce dernier, qui le précédait, fit un faux pas ; Monet, pour le retenir, lui mit vivement la main sur l’épaule et Cézanne, effrayé, faillit se trouver mal.
Nous passons dans une autre pièce dont les portes sont peintes par Monet, qui n’a pas le sens du décor. Ce sont là des tableaux, Monet lui-même s’en est rendu compte. Il y a de belles toiles dans cette pièce, deux tableaux en hauteur de Renoir où des couples dansent, c’est l’histoire des dimanches parisiens, de la guinguette pittoresque et complice. On danse avec qui vous invite, la grisette du dimanche en est la fée, son amoureux est en haut-de-forme et elle le prend au sérieux jusqu’au retour aux barrières. Une des femmes, ici, est Mme Renoir. Elle fut très jolie, elle est déjà boulotte. Durand-Ruel possède un joli nu d’elle, un très petit tableau. Sur la cheminée un Rodin, Les Caresses maternelles, payé trois mille francs. Un Monet, une toile très importante, Une chasse pendant l’hiver, avec, au second plan, Hoschedé dont Monet épousa la femme.
Je retrouve ici un petit médaillon en plâtre par Renoir, un profil de jeune fille. Monet a le même, et Durand-Ruel me dit : « Il n’y en a que deux ou trois. Renoir est l’homme qui a le plus influencé la sculpture moderne, bien plus que Rodin, qui est resté un isolé. C’est par son pinceau qu’il eut cette influence, par sa forme, ses masses, son ampleur et l’esprit sculptural de sa figure. »
Je remarque deux belles et grandes natures mortes par Monet. « Je les ai achetées, me dit Durand-Ruel, trois mille francs à Knœdler qui les a trouvées chez un aubergiste de Pourville que Monet avait aussi peint ainsi que sa femme, et ces deux toiles sont en Amérique. »
J’entre dans une pièce dont les portes sont peintes par Albert André. Elles furent exécutées dans l’atelier de Renoir qui les a beaucoup remâchées.
Je suis surpris d’entendre que Durand-Ruel aime beaucoup Lewis Brown.« Degas, me dit-il, l’appréciait beaucoup et venait le voir peindre ses chevaux où il le trouvait inimitable. Lewis Brown possédait une première manière sombre et dans le genre de Géricault. »
Nous voici dans une petite pièce avec trois chefs-d’œuvre de Renoir : Une partie de plaisir le dimanche à Bougival, grande toile avec tous les amis de Renoir 2. A ce propos, Durand-Ruel me raconte que Renoir eut toujours beaucoup d’amis car il était très intelligent ; beaucoup d’amis riches qui ne lui trouvaient aucun talent mais qui lui achetaient pour lui faire plaisir.
Les deux autres toiles sont des portraits. La première est appelée à tort La Loge, et Durand-Ruel la trouve plus belle que celle que l’on appelle effectivement La Loge. Ce sont les filles de Turquet, alors ministre des Beaux-Arts, ami de Renoir, mais auquel le tableau déplut ; il ne le garda pas. L’autre toile est le portrait d’une dame délicieusement jolie dont Durand-Ruel ne se rappelle pas le nom. Renoir l’avait découverte à Argenteuil dans la misère et il lui demanda de poser en lui assurant ses repas. Elle fit plus tard du théâtre et devint une des étoiles du demi-monde, elle vit encore.
Durand-Ruel me montre La Loge, que l’on considère comme le chef-d’œuvre de Renoir, et je le crois. Il me fait remarquer que la tête de l’homme et celle de la femme touchent presque le cadre parce que Renoir n’admettait pas le vide autour des portraits. Le vide, pour lui, était un manque d’esthétique. Comme il avait raison 3 !
Aujourd’hui chez Widener, de Philadelphie (Note de 1951.)
Aujourd’hui à Washington, chez Duncan Phillips (Note de 1931.)
Ces trois toiles sont en Amérique.