Suite de
Ombre et Lumière (1901 - Musée du quai Branly) : cette admirable composition pyramidale, loin d'un orientalisme de pacotille, montre combien, au tournant du siècle Emile Bernard combine la rigoureuse structure géométrique de ses œuvres antérieures et ses récents acquis en matière de clair-obscur et de modelé. La mise en scène est simple, sobre et harmonieuse quoique légèrement austère. Mais cette austérité est illuminée par le jeu des rayons de soleil sur le front du modèle et leur éclat indirect sur les mains et le visage. Le brun, le noir dominent et pourtant cette toile est claire, presque éclatante de douceur et de sérénité.
En 1893, Bernard quitte la France et, passant par l'Italie où il n'aura de cesse que de revenir, s'installe au Caire. Il y restera, en entrecoupant son séjour de voyages en Europe, jusqu'en 1904. Il a 25 ans et sa carrière, quoique prometteuse, ne fait que débuter. Cet exil égyptien est l'occasion d'une première mutation stylistique, avec pour tentation un orientalisme discret, encore imprégné de ses méthodes d'observation des marchés bretons, mais libéré des recherches trop "théoriques" sur le symbolisme pictural. A Rome, il est allé visiter la Chapelle Sixtine, mais l'émotion attendue ne s'est pas produite : il trouve Michel-Ange "trop savant, trop tumultueux" et lui préfère Raphaël. A Florence, où il s'est arrêté durant tout un mois, il s'est enthousiasmé pour les primitifs et a craqué pour les Fra Angelico du couvent San Marco, dont la spiritualité la simplicité des formes et des couleurs lui ont semblé être un modèle idéal. Il accompagne ensuite, en juin 1893, son ami le poète Marco dal Medico à Istanbul où, frappé par la lumière, l’architecture et les costumes orientaux, il réalise un grand nombre d'aquarelles "orientales". Il se plonge dans la lecture du père de l'Église Tertullien, et surtout du Pseduo-Denys l'Aréopagite dont il adopte les vues néoplatoniciennes. En juillet il part pour Samos, où il rédige une importante étude intitulée "Ce que c'est que l'art mystique", cherchant à y appliquer le précepte de Saint Paul de se conformer aux choses de l'esprit pour avoir la vie et la paix. Alors qu'il écrit son exigeant crédo artistique, Bernard est logé et nourri par la mission catholique pour laquelle il réalise des fresques monumentales. Réalisées en deux semaines, par grands aplats de couleurs délimités par des traits épais, elles lui font dire qu'il n'a jamais rien fait d'aussi réussi et il pense avoir trouvé sa voie (1). Il se rend ensuite à Jérusalem, puis à Alexandrie, et enfin au Caire.
Dès son arrivée, il est saisi par la beauté des femmes, leur élégance naturelle et rêve de les peindre au plus vite. En avril 1894, il s'installe à Darb-el Guénénah, un quartier indigène du Caire, et fait la connaissance d'une jeune fille pauvre de 15 ans, Hanenah Saati, appartenant à la communauté syriaque orthodoxe de la ville. Il en tombe amoureux et décide aussitôt de l'épouser. Ses parents, bien que déplorant son choix, finissent par s'y résoudre et lui envoie les papiers nécessaires au mariage, qui a lieu le 1er juillet 1894. Il expliquera à un de ses acheteurs qu'il désirait sauver de la misère cette jeune fille qui venait de perdre sa mère et dont le père était affaibli par la maladie. "Dieu me donna cette merveille, cette chaste et sublime enfant" : la jeune fille, qui ne parle que quelques mots de français, est douce et soumise, comme le suggère son portrait auprès du peintre, cheveux ceints d'un voile blanc et yeux pudiquement baissés. La toile, dans une gamme délicate de tons pastels, le représente en habit autochtone, comme il aimait se vêtir ; les ombres sont douces, la touche légère et tendre. Il vit modestement dans un quartier arabe, sans demander d'argent à sa famille et fuyant les mondanités de la colonie anglaise.
Abyssine en robe de soie (1895 - Boulogne-Billancourt) ; ce portrait, aux teintes franches et contrastées m'a évoqué Valloton ou Matisse. Il appartient à la série consacrée par le peintre aux métiers et aux types de la population du Caire, dont il envoya des études à sa mère afin qu'elle essaie de les vendre en France. Ses croquis étaient accompagnés de notes expliquant à cette dernière comment elle devait les présenter insistant sur "la facilité d'exécution, l'unité des couleurs et l'effet". Ici, le contraste entre les courbes bleutées du modèle, visage ovales, mains croisées en coupe, plis soyeux de la robe, et les strictes rayures complémentaires du fond, produisent un effet assez spectaculaire.
La période égyptienne est d’une intense productivité car il aime représenter sur ses toiles la vie quotidienne du Caire, pleureuses, femmes à la fontaine, fumeuse d'opium ... mais son orientalisme reste sobre et jamais il ne succombe à un exotisme de mauvais aloi.
« Ma vraie patrie était cette terre mystique de l’Égypte, sensuelle et grave, austère et aimable, où tout a gardé la noblesse grandiose et naturelle de l’hiératisme. Telle fut ma pensée, et telle elle restera toujours, car jamais rien ne la peut modifier à cet égard, depuis vingt années. L’Orient m’a fait comprendre l’Antiquité, la beauté plastique, le platonisme, les civilisations disparues et adorées. C’est en Orient que le Christ est venu et que les saveurs symboliques et pieuses répandent encore leurs douceurs fraternelles. On y vit en commun, on y exerce l’hospitalité, on y garde les manières courtoises et les gestes gracieux. Que de jours j’ai passés à me griser de cette patrie supérieure !»(2)
Il a, de sa toute jeune épouse, deux enfants : mais la famille est frappée par le malheur. Madeleine, sa sœur aimée, meurt de la tuberculose en 1895. Et, en 1896, leur fils étant à son tour malade, le couple décide de partir pour Séville. Après avoir tout vendu pour financer le voyage, et affronté une traversée éprouvante, c'est un séjour marqué par la misère qui attend les jeunes gens. À Séville, Bernard se lia d’amitié avec Zuloaga qu’il avait en 1891 et dont, soudain, il comprend la peinture de son ami, inspirée des maîtres espagnols des siècles passés. C'est pour lui une volte-face qui va sérieusement marquer sa carrière. Séduit par la peinture de Zurbaran, profondément mystique mais nullement primitif, il révise ses fondements théoriques et, dès cette période, s'imprègne plus encore de la leçon des grands maîtres. Le 2 novembre 1896, alors que le froid sévit à Grenade, il manque de mourir intoxiqué par les fumées de son poêle.
Femmes au bord du Nil (1900 - Lille) : dans l'Aventure de ma vie, Bernard raconte avec quel enthousiasme il entama à son retour d'Espagne ce qui devait devenir un cycle de peintures sur la vie quotidienne égyptienne contemporaine "Désormais... je travaillais avec ardeur, appliqué à conquérir ce qui me manquait par une étude constante. Je ne faisais rien que d'après nature, et pour avoir les modèles nécessaires, j'allais les prendre partout, dans les rues, les cafés, les lupanars, rien ne pouvait m'arrêter, je me sentis mûr pour mon grand oeuvre sur l'Orient". Aïcha, servante de l'artiste et Nafoussa, une marchande d'orange rencontrée dans la rue, posent pour la quasi-totalité des personnages de cette scène monumentale (2mx3m). Sur fond d'un Nil aux teintes doucement bleutées, les porteuses d'eau arborent des costumes aux étoffes lourdes et aux tonalités subtiles et graves, du pourpre au violet sombre, ponctuées de bleus plus soutenus.
De retour au Caire en mai 1897, il retrouve un certain confort grâce à l’entremise d’une ancienne institutrice, mademoiselle Coste (3), qui lui trouve un travail et l’aida à emménager dans un grand logis. Néanmoins, ces années furent difficiles pour Bernard et Hanenah, qui perdirent trois enfants et vécurent dans une précarité permanente.
La fumeuse de Haschisch (1900 - Orsay) fait partie des oeuvres égyptiennes que l'artiste vend lors de son séjour parisien de 1901. C'est le portrait de Fatma, une de ces femmes"qui se voient dans des sortes de cages, comme des félins", et qui inspira au peintre un poème (4). Le portrait est presque frontal, et le regard aigu du modèle, lourdement souligné de khôl, se plante dans les yeux du spectateur qui lui fait face. Le rideau rayé qui tamise un soleil qu'on devine violent, et le sofa aux teintes claires font ressortir de façon presque sculpturale la djellaba sombre qui s’entrouvre sur une chemise d'un blanc immaculé. La longue pipe de bois, fichée entre les genoux du modèle, barre la composition d'une oblique gênante, montant jusqu'à deux doigts d'une bouche sensuelle, qui esquisse une moue désabusée.
En 1901, le peintre se rend à Paris, pour tenter de vendre quelques œuvres. Certains marchands, dont Durand-Ruel, n'aiment pas trop sa nouvelle manière mais il trouve un soutien auprès d'Ambroise Vollard, qui exposa certaines de ses œuvres dans sa galerie, au cours de l’été et lui achète une importante quantité de tableaux de la période de Pont-Aven, proposant de lui verser des mensualités de mille francs pendant quelque temps.
Portrait d'Andrée Fort (1901-02 - Collection particulière) : l'esprit de ce portrait, tout en nuances délicates, est très inspiré par Cézanne. L'attitude du modèle, l’œil de côté, nonchalamment appuyée sur le dossier de la chaise qu'on devine à gauche, l'expression absente ou mélancolique du visage, les touches serrées de l'écharpe et de la robe, le fond structuré par une porte au décor sombre, tout cela évoque, avec la personnalité propre à l'artiste et au modèle, les portraits de Madame Cézanne que Benard admirait au point de le comparer en l'espèce à Holbein (en particulier Madame Cézanne à la jupe rayée). Mais l'harmonie colorée, toute de roses et de verts tendres permet au peintre d'affirmer sa personnalité propre, échappant ainsi à tout forme de plagiat.
Bernard rentra au Caire avec la sœur du poète Paul Fort, Andrée, avec il partage une vraie complicité. Sa jeune épouse égyptienne prend assez mal cette cohabitation, car nul doute qu'Émile est amoureux d'Andrée. D'ailleurs, cette dernière lui écrit le 6 août 1901 "Près de ta chère Hanenah tu as connu le calme, le repos et tous tes tableaux respirent la sérénité ; près de moi, tu connaîtras la passion vive et brûlante, celle qui dure toujours et n'est jamais la même ...". En 1903, ils passent quelques mois à Venise et de retour au Caire, Bernard fonde un journal de poésie, Le Parnasse oriental. Mais la bigamie égyptienne devient difficile et en 1904, Bernard abandonne Hanenah en Égypte, pour rentrer à Paris en compagnie d'Andrée, qu'il n'épousera qu'en juin 1938 après la mort d'Hanenah.
A suivre
ÉMILE BERNARD (3) : RETOUR AU CLASSICISME
ÉMILE BERNARD (4) : UN PORTRAITISTE HORS PAIR
---------------------------Notes :
(1) Ces fresques ont été détruites pendant la seconde guerre mondiale.
(2) Dans l'article « Confidences », La Vie, n° 44, 21 décembre 1912
(3) dont nous admirerons le portrait dans un prochain article
(4) Elle gît affaissée, au fond de son étal
Sous la lampe, allumant à son éclat brutal
Quelques fils d'or semés dans ses voiles funèbres.
Fatma vient du pays des fauves, du désert
C'est un amour trop vrai, trop juste qu'elle sert.
Ses yeux sont deux couteaux luisant dans les ténèbres.
(2) Dans l'article « Confidences », La Vie, n° 44, 21 décembre 1912
(3) dont nous admirerons le portrait dans un prochain article
(4) Elle gît affaissée, au fond de son étal
Sous la lampe, allumant à son éclat brutal
Quelques fils d'or semés dans ses voiles funèbres.
Fatma vient du pays des fauves, du désert
C'est un amour trop vrai, trop juste qu'elle sert.
Ses yeux sont deux couteaux luisant dans les ténèbres.