C’était, comme souvent, un matin. C’est fou comme les informations anodines du matin, celles qui ressemblent à de petits échos inoffensifs, me secouent, provoquant chez moi ces petits éclairs de lucidité qu’on pourrait baptiser « prise de conscience ». Ayant, en vieillissant, de plus en plus mal à émerger de l’état semi-comateux que le réveil m’impose, je dois être plus vulnérable aux petites heures… enfin « petites heures » feraient sourire les lève-tôt, ceux à qui, comme le disait sentencieusement maman, « le monde appartient ». Moi, à ces heures-là, il ne m’appartient pas, il m’agresse, m’assaille et m’inquiète. Tout est alors prétexte à retour sur pensée, tentative de réflexion et développements oiseux.
Donc, ce matin-là, « on » – entendez une des radios qu’Alter bien réveillé (1), fait sonner dans toute la maison... nous n’avons pas la télévision mais nous avons « la radio du matin » – parlait, pour une raison que je n’ai pas le courage d’élucider – anniversaire, décès d’un des protagonistes, nostalgie quelconque – des Shadoks. L’improbable (2) voix aigrelette et vaguement éraillée de Claude Piéplu emplissait la pièce et le journaliste de service parla « de quatre décennies ». Et mon esprit partit en vadrouille : je pensais à une amie qui, l’autre jour, tentait de situer sur une échelle chronologique des événements anciens, et, pour chacun, disait « c’était il y a quatre ans », alors que manifestement ils dataient tous d’un nombre bien plus impressionnant d’années. Nous nous étions gentiment moqué d’elle, voyant dans cette limite symbolique le signe que, pour elle, tout ce qui était vieux remontait à quatre ans, ou plus ! Peu importait finalement…
Puis je réalisais soudain que la perspective évoquée par le reporter m’avait paru, à l’énoncé, totalement inaccessible – pensez, quatre décennies – pour, finalement, se révéler très vraisemblable, voire tout à fait plausible. Il me fallut alors admettre que ce délai, de l’ordre de l’infini dans mon inconscient, plus proche de l’historique que du souvenir palpable, était devenu une aune tout à fait réaliste. Et de réaliser que, un peu dans le genre de l’amie dont je parlais, j’avais coutume de situer quelque chose de très ancien à environ dix ans. Il ne me faut plus mesurer mon temps en année, comme elle et moi le faisons avec l’inconscience acharnée qui nous maintient en espérance, mais en … décennies. Notre mariage avec Alter ? presque quatre décennies. La naissance de notre premier enfant ? Trois décennies. Et voici que les anciens bébés ont soudain, eux aussi, plusieurs décennies ! Quant à '68, cette petite révolution qui changea nos mœurs, notre société, notre rapport au droit et sans doute, modestement, la face du monde ? Bientôt cinq décennies. Il va bientôt me falloir deux mains les dénombrer, ces fichues décennies !
Puis je réalisais soudain que la perspective évoquée par le reporter m’avait paru, à l’énoncé, totalement inaccessible – pensez, quatre décennies – pour, finalement, se révéler très vraisemblable, voire tout à fait plausible. Il me fallut alors admettre que ce délai, de l’ordre de l’infini dans mon inconscient, plus proche de l’historique que du souvenir palpable, était devenu une aune tout à fait réaliste. Et de réaliser que, un peu dans le genre de l’amie dont je parlais, j’avais coutume de situer quelque chose de très ancien à environ dix ans. Il ne me faut plus mesurer mon temps en année, comme elle et moi le faisons avec l’inconscience acharnée qui nous maintient en espérance, mais en … décennies. Notre mariage avec Alter ? presque quatre décennies. La naissance de notre premier enfant ? Trois décennies. Et voici que les anciens bébés ont soudain, eux aussi, plusieurs décennies ! Quant à '68, cette petite révolution qui changea nos mœurs, notre société, notre rapport au droit et sans doute, modestement, la face du monde ? Bientôt cinq décennies. Il va bientôt me falloir deux mains les dénombrer, ces fichues décennies !
Arrivée à ce point de ma réflexion, il ne me restait plus que deux alternatives : oublier et changer de registre, au risque de « finir » comme belle-maman qui, le jour de ses 90 ans disait à son fils, l’heureuse femme « Mais je suis si vieille que ça ? je ne m’en étais pas rendu compte » … ou simplement foncer sous la douche et tenter de me remettre les idées en place. Je pris plus prosaïquement le parti d’affronter mon clavier, pour ce petit billet fureteur, une tentative maladroite pour admettre l’inadmissible : le temps qui passe se compte en unités de plus en plus sévères. Et celui qui nous reste, bientôt, sera à compter en années. Cette inversion des données de mesure se fait sans y penser : et c’est bien là le drame. Un jour, sans crier gare, on se retrouve avec les décennies derrière et les années devant, alors qu’on avait toujours progressé à l’inverse. Et il faut s’adapter à ce nouveau sablier, impitoyable et pourtant nécessaire. Comme l’est notre finitude.
(1) Et dire que lorsque nous nous sommes connus, c’était Alter qui était incapable d’ouvrir l’œil aux aurores, et moi qui frétillais dès potron-minet. Une des multiples alchimies secrètes propres aux « vieux-couples » : on finit par se ressembler. Et quand, au départ, on était franchement différent, on assiste à un étonnant retournement de situation, chacun ayant adopté la peau de l’autre !! Définitivement contraires, ou plutôt, complémentaires.
(2) Je me suis toujours demandé comment, avec une voix pareille, aussi dissonante, voire désagréable, on pouvait décider de faire du théâtre. On me dira, et c’est vrai, que c’est justement son anti-conformisme qui en fit le succès, mais ce qui m'étonne c'est la vocation de départ du bonhomme !