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ANGERS ENLUMINURES (3) LE CHAPELET DES VERTUS

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Le Banquet du mauvais riche, Heures à l'usage de Rouen par Robert Boyvin, Rouen vers 1500.
Il était d'usage d'exposer lors de l'Office des Morts cette miniature, où le mauvais riche, représenté à sa table, accompagné de son épouse est visité par le pauvre Lazare (1)

Je me demandais, en admirant tous ces livres, à quoi pouvait bien penser, quand ils lisaient leurs livres d'heures, nos ancêtres de la Renaissance. Certes, je sais, ils étaient censés prier et méditer sur les textes de dévotion, mais la nature humaine est ce qu'elle est : nul n'est capable de se concentrer très longtemps que des lignes arides, et toutes ces superbes illustrations, d'or et de couleurs mêlées, ne pouvaient que les faire s'évader. Eux qui n'avaient pour images, surtout colorées, que les retables des églises et les chapiteaux des vaisseaux de pierre, devaient, devant ces admirables compositions aux teintes éclatantes, imaginer tout un monde merveilleux dont le point de départ était sans doute les scènes religieuses. Un Saint Georges terrassant un David tuant Goliath d'une simple fronde, un Dieu le Père créant la mer et foultitude de petits poissons, un Lazare assistant au banquet du Mauvais riche ne pouvait que les faire rêver, imaginer et vibrer à l'évocation de ces scènes tellement détaillées qu'on ne peut que s'y perdre !


C'est perdue dans ces pensées que j'ai croisé le livre le plus évocateur qui soit. Il s'agit du Chapelet des Vertus, offert en 1520 à sa jeune épouse par Macé Marchant, écuyer, seigneur des Ligeries (à Charentilly en Indre et Loire) et secrétaire du roi de 1516 à 1540. Ce brillant personnage épousa en 1508 Françoise Filsaye, la fille d'un bourgeois de Tours. Poète lui-même, il possédait, on le sait, des livres, dont une Bible du XIIIème siècle qui comporte d'ailleurs un ex-libris analogue à celui de ce traité. Auteur par ailleurs d'un traité de grande chancellerie, on connait grâce à cet ouvrage son chiffre, formé comme ici de deux M entrelacés. L'attribution du joli manuscrit ci-dessus ne fait donc aucun doute, et l'on peut affirmer qu'il ne fut pas seulement le possesseur mais bien le destinataire de cet exemplaire, donc la première page est un vrai festival.


Le Chapelet des Vertus est un traité moral anonyme, écrit au XIVème siècle, s'inspirant d'un texte français antérieur, Les Fleurs de toutes vertus, lui-même adapté d'un texte italien, Le Fiore di virtù. Commentaire compilant des citations philosophiques, patristiques et bibliques, il expose vices auxquels il convient de ne pas céder et vertus qu'il faut pratiquer ! Quoi de plus salutaire qu'un tel cadeau d'un mari à sa femme ? D'ailleurs, l'ouvrage eu quelque succès puisqu'on en conserve encore 14 manuscrits et 16 éditions imprimées dont 7 incunables.


Cet exemplaire sur parchemin et que conserve d'ordinaire le musée de Blois, présente sur sa première page un décor emblématique foisonnant, où il faisait sans nul doute, bon se perdre. La marge est entièrement peinte en brun orangé, criblée d'or et semée de nombreuses fleurs. La grande majorité de celles-ci sont des pensées, Viola tricolor, auxquelles s'ajoute, dans la marge inférieure une rose rouge bien épanouie, entre deux fleurs bleues (iris ou ancolies). Ce décor floral fait écho aux premières lignes du texte : "En ce temps prin que la rose est en floire [...] les prez verdoient et toute fleur est belle ..."


La lettrine C, qui débute le texte, est ornée de fraises, entrelacées sur un gentil dragon vert, pas du tout effrayant. Plus recherchées pour leurs vertus décoratives que gustatives, les fraises sont le symbole, dans un premier temps de bonté parfaite et de dévouement. Puis elles deviennent, dès la Renaissance, évocatrices d'érotisme et illustrent le plaisir d'amour. On désignera même, au XVIIIème, les seins de femmes par ce mot-là : on parlera alors "d'aller aux fraises" pour dire qu'on courtisait une dame ! 


A huit reprises un monogramme offre au premier regard des M et des E entrelacés : mais à l'observer de plus près, on s'aperçoit qu'on peut y lire toutes les lettres du nom du commanditaire MACE, mais aussi un double MA (MAcé MArchant). Quant au E de cette composition, il peut aussi être lu comme deux F tête-bêche, autant dire les initiales de la destinataire de ce présent royal : Françoise Filsaye. 
Ces F se retrouvent, suspendus par de fines cordelettes, aux tiges des pensées qui courent tout au long des marges. Par ce joli symbole, Marcé Marchant déclare à son épouse qu'elle est l'objet de toutes ses pensées. Et comme si cette déclaration ne suffisait pas, il fait parsemer cet délicat semis de 4 phylactères bleus qui portent les mots "ESPOIR. K.L.", où l'on a voulu voir une sorte de tendre rébus (espoir qu'à elle). Avouez que ce précieux manuscrit a dû captiver l'imagination de l'épouse attentive et attendrie que le lisait, en y voyant les symboles de l'attachement de son époux, sans doute ravie ensuite d'appliquer à la lettre les vertus que préconise l'ouvrage !


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(1) Évangile selon Jésus-Christ selon saint-Luc, chapitre 16, versets 19 à 31: « Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie. Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d'ulcères, et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères. 
Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli. Dans le séjour des morts, il leva les yeux; et, tandis qu'il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. 
Il s'écria: Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau et me rafraîchisse la langue; car je souffre cruellement dans cette flamme. Abraham répondit: Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres. D'ailleurs, il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous, ou de là vers nous, ne puissent le faire. Le riche dit: Je te prie donc, père Abraham, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père; car j'ai cinq frères. C'est pour qu'il leur atteste ces choses, afin qu'ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourments. 
Abraham répondit: Ils ont Moïse et les prophètes; qu'ils les écoutent. Et il dit: Non, père Abraham, mais si quelqu'un des morts va vers eux, ils se repentiront. Et Abraham lui dit: S'ils n'écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader quand même quelqu'un des morts ressusciterait. » Traduction d'après la Bible Louis Segond 

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