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L'HÔTE : JACQUES-ÉMILE BLANCHE

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Tout le monde connait, parfois sans le savoir, Jacques Emile Blanche (1861-1942) ! Peintre de nombreux portraits de ses contemporains du monde des arts et des lettres, il est l'auteur, entre autres, de l'incontournable portrait de Proust, orchidée à la boutonnière, où le visage de l'écrivain, ovale régulier à la fine moustache tombante, répond en écho troublant à l'amande du plastron, lumineuse trouée crayeuse sur le fond sombre de la toile et de l'habit. Un portrait sévèrement frontal, chez un peintre qui aimait bien les poses décontractées et les gestes élégants, presque en noir et blanc : seule la carnation délicatement rosée du romancier apporte une note supplémentaire à cette palette sobre. 

Le portrait de la mère de l'artiste où Blanche a l'infinie délicatesse d'offrir à cette figure de femme déjà âgée et manifestement très conventionnelle, un air presque primesautier, du fait de l'environnement printanier de la scène et de la contre-plongée qui donne presque l'impression qu'elle est assise par terre, comme une jeune fille.

Le père de l'artiste, peint sans concession par Jacques-Émile pose avec une certaine suffisance, légion d'honneur à la boutonnière, journal politique (les Débats) en main, l'air renfrogné et sévère, et l'on imagine volontiers combien cette figure austère était loin des préoccupations artistiques de son fils ! Les deux encadrements suggérés sur le mur vert bronze du salon ne semblent pas être des gaudrioles !! Portrait qu'on rapprochera de celui du peintre lui-même, peint par Sargent, en fin d'article.

Son père, Émile, était ce qu'on appelait alors un aliéniste, lui même fils d'un autre médecin des esprits égarés, Esprit Blanche. Il dirigeait la très célèbre clinique de Passy, où se succédèrent Guy de Maupassant et Gérard de Nerval. Très mondain, il accueillait dans sa riche demeure, l’ancien hôtel de la princesse de Lamballe (aujourd’hui Ambassade de Turquie), le Tout-Paris des arts et des lettres. Le jeune Jacques-Émile baigna donc dès l'enfance dans un milieu raffiné et cosmopolite, et ne manifesta aucun goût pour la médecine : grâce à l'aisance que lui procurait sa famille, il put s'adonner à ses deux talents, qu'il avait de qualité : l'écriture et la peinture.

Portrait de Jean Cocteau

Sa pratique fréquente du portrait, sans pour autant en faire un portraitiste ce qui serait réducteur, nous a laissé l’image de la plupart des « grands » de son temps de Mallarmé à Rodin, et Gide, Mauriac, Poulenc, Joyce, en passant par presque tout ce que le début du XXème siècle a compté de célébrités de la plume, du pinceau ou de la musique.


Conçue comme le volet d'un tripyque dédié au compositeur Erik Satie, la toile doit à ce projet sa forme allongée et son titre, "Hommage à Erik Satie". Mais le compositeur ayant refusé de poser, Blanche abandonna le triptyque et seule cette toile fut achevée. Elle présente le "groupe des six" qu'une admiration commune pour l'oeuvre de Satie réunit à partir de 1917 : en commençant par le bas, à gauche, Germaine Taillefer, Dairus Milhaud, Arthur Honneger de profil, puis sur la droite, Francis Poulenc, de face et assis devant les mains benitement croisées, Georges Auric. Il manque Luis Durey. Par contre, derrière l'épaule de Poulenc, figure Jean Cocteau, tout jeune, et l'homme à lunettes, au fond, est Jean Wiener, pianiste et compositeur français, ami du groupe. Enfin, créant le pivot de cette composition compacte qu'elle aère et anime par sa pose non conventionnelle, sa silhouette très élancée et sa jupe blanche aux délicates broderies bleues, la pianiste Meyer-Bertin pose une touche de lumière et de fantaisie à ce portrait de groupe d'inspiration presque hollandaise.

Ce qui est remarquable c'est que, malgré les modèles, les portraits de Blanche ne sont jamais « mondains » au sens où l'on pourrait qualifier ceux d'Helleu ou, sur la fin de sa vie qui fut fort longue, de Boldini. Il met son talent au service du modèle pour en saisir l'aura, mais avec esprit et une analyse psychologique toujours pleine d'acuité : son milieu familial est sans doute pour quelque chose dans cette approche très clairvoyante et fort révélatrice de ses sujets.


Portrait de Léontine Bordes-Pène : la pianiste était une interprète virtuose de Beethoven, Franck ou Fauré. Malgré sa courte carrière (1884-1890) elle fut largement célébrée pour ses interprétations et sa qualité de son. Représentée ici en 1889-90, elle est au somment de sa consécration, et cet inoubliable pastel, conjugué dans une superbe harmonie de noirs et de blancs, ceux de l'instrument répondant à ceux de la toilette et la carnation parfaite de l'artiste, est plein de caractère et de douceur.

Rien de convenu dans ces portraits toujours rapides, enlevés et allant droit à l'essentiel. Jamais rien de dramatique ou de violent non plus, mais, sous son pinceau, Jean Cocteau, Marcel Proust, la comtesse de Noailles ou Maurice Barrès, René Crevel ou Raymond Radiguet, Mallarmé ou Pierre Louys, et tant d'autres sont fixés dans une attitude toujours très expressive et fort intéressante (au sens XIXème du mot quand on disait qu'une personne avait un visage "intéressant").


Gide et ses amis au Café Maure de l'Exposition Universelle de 1900-1901. Par la fenêtre de gauche, on paerçoit les drapeaux des pavillons érigés au Trocadéro à cette occasion (1). Gide, qui venait d'écrire trois ans avant les Nourritures Terrestres, est le pivot de l'assemblée : magistral, décontracté, souriant, il est vêtu d'un noir profond et coiffé d'un superbe chapeau mou. Derrière lui, de profil et discret, presque timide, Eugène Rouart, le fils du collectionneur Henri Rouart. Puis Athman Ben Salah, un jeune poète tunisien en cafetan rouge et turban de soie, protégé de Gide depuis qu’il l’a rencontré en Algérie et ramené en France. Coiffé de gris, Henri Ghéon, pseudonyme du Dr Vaugeon, plus passionné de littérature que de médecine, et enfin, assis, se détourant pour nous sourire, le poète Charles Chanvin. L'attitude de chacun a été choisie avec soin par le peintre pour décrire au mieux son caractère et son tempérament. 

J'imagine que c'est la proximité de Dieppe, où Jacques-Émile passa une partie de sa jeunesse et où ses parents lui construisirent un atelier, et d'Offranville (2) où il passa la seconde partie de sa vie et qui abrite aujourd'hui un musée qui lui est consacré, qui vaut à Rouen la chance d'avoir une collection de toiles du peintre particulièrement riche. C'est certainement le musée le plus riche pour découvrir Blanche. En effet, le peintre offrit au musée une centaine de ses œuvres, peintures et dessins. Beaucoup de portraits, dont ceux de Paul Valéry (1913), d'André Gide, de son père, de sa mère, du Groupe des Six (1924), mais aussi d'autres aspects de son oeuvre, souvent moins connus. On y voit le Café maure de l'Exposition universelle (1900), des paysages verdoyants, champs de courses, vues de ports qu'il peignit en Angleterre ou en Normandie, comme l'Arrivée du hareng à Dieppe, (1934).


Une salle entière lui est consacrée, couronnée en cimaise par une sorte de frise, 11 des 15 toiles du décor qu'il réalisa pour le pavillon français, à la Biennale de Venise en 1912. Cette suite, récemment restaurée, déploie des sortes de loges avec élégantes, dandys, fleurs, et même un perroquet... Les autres toiles du peintre sont installées en dessous et s'éparpillent pour certaines dans d'autres salles. 


Parmi elles, occupant à elle seule tout un immense pan de mur tant sa taille est impressionnante, une oeuvre étonnante quant à son sujet et à la façon dont elle est traitée. Sobrement intitulée "L'hôte", elle fut peinte en 1891-1892, et fournit à l'époque du grain à moudre aux critiques de tous poils, les plus virulents étant ceux qui n'aimaient pas le peintre. Ils s'en donnèrent à cœur joie pour railler plus encore celui dont ils niaient le talent, au motif principal qu'il n'était pas un peintre maudit, un malheureux crève-la-faim, mais un jeune homme de bonne famille pouvant, comme Caillebotte, s'adonner à ses passions sans entraves financières. Il faut dire qu'en l'espèce, le sujet excita grandement les détracteurs. On comprend, au premier coup d'oeil, que cet "Hôte", malgré son titre, est en fait une vision moderne et "contemporanéisée" du Christ avec les pèlerins d'Emmaüs. Le 15 mai 1891, justement, Léon XIII appelle les catholiques au ralliement à la République dans son encyclique Rerum novarum. Il vaut provoquer un renouveau de la pensée religieuse à la fin d'un marqué par le positivisme, le rationalisme et marqué par la laïcisation des sociétés. Ce retour à la foi vise à légitimer le catholicisme en l'inscrivant dans l'Histoire, tout en prônant le retour à la pureté des Évangiles. Cette tendance gagne la littérature et aussi le monde des Arts. Le Christ devient, chez les modernes, un homme parmi les hommes, et le thème est largement développé par les peintres naturalistes, réalistes ou symbolistes qui trouvent là matière à d'émouvantes scènes de genre. Cela devient une « épidémie, Jésus-Christ anarchiste, socialiste, libéral et révolutionnaire, réaliste, historique, symboliste, naturaliste» est partout… et le « Christ proteste» : « Ah, si j'avais pu deviner, si j'avais pu supposer que, deux mille ans plus tard, je serais peint et repeint, et surpeint… ma foi ! je t'avoue que j'y eusse renoncé. Et l'humanité se serait tirée d'affaires sans moi, comme elle eût pu.» déclarait sans ciller l'anticlérical Mirbeau dans Le Journal du 28 avril 1901 (3). 


Le Dernier Souper (autre titre de L'hôte) intervient dans ce contexte de désacralisation qui plait aux religieux comme aux républicains, par son contenu plus moral que mystique.   « C'est le sujet des Pèlerins d'Emmaüs, traité à la moderne, selon la tradition des Hollandais et des Flamands : sans "couleur locale", les personnages vêtus comme on l'était de leur temps », écrit Blanche qui poursuit : « Le Christ, c'est Anquetin, drapé dans un peignoir de toile blanche à motifs bleus – des poissons (ikhthus, iota, khi, thêta, upsilon, sigma, en caractères grecs), symboles du nom du Christ, et des cercles O, symboles de l'Eternité. Anquetin rompt le pain, les yeux levés vers le Père. A sa droite et à sa gauche, deux pèlerins : un ouvrier en blouse, et un artisan de ma rue, en houppelande, contemplent, interrogateurs, le Fils de Dieu, qui s'est fait homme. » (3).

Portrait d'Anquetin

Anquetin est un peintre quelque peu oublié de nos jours, qui prônait un "retour au métier", et l’idée d’une "peinture parfaite" qui s’incarnait, selon lui, dans le souvenir des leçons de Michel Ange et de Rubens. Une démarche quelque peu décalée en cette fin de XIXe siècle et qui montre, s'il en était besoin, les goûts classiques de son ami Jacques-Émile.


La toile est villipendée par certains, et particulièrement par Mirbeau dont je parlais plus haut. “Si M. Béraud (4) peint des Christs bien parisiens, M. Jacques-Émile Blanche peint, lui, des Christs bien japonais. Voici l’ordonnance de cette mystique imagination. Dans une salle à manger bourgeoise, le Christ, poitrinaire, en robe japonaise à ramages bleus, est assis devant la table servie. Il élève en l’air le bras, par qui le monde sera bientôt sauvé, et il parle. Quelques vieilles dames, des enfants, un Turc, regardent l’hôte divin, d’un air consterné. Dans un angle de la salle, un monsieur se navre, baigné d’ennui ; il a l’air de se dire : “Comme je voudrais bien m’en aller !” Derrière le Christ est un buffet, rempli d’argenterie, de vaisselles, de plats anciens et, sur la table, devant le Christ, une bouteille de chartreuse verdit la nappe. Je n’essaierai pas d’expliquer ce symbole. Des journaux amis et très chrétiens ont tenté de le faire, et cela n’a pas paru très clair. Ce que je puis dire, c’est que rien ne tient, et que, en termes de métier, “tout fiche le camp”, dans cette toile sensationnelle. Et c’est peint par Manet lui-même”.(5)


L'Hôte, à la composition quadrillée en écho aux rectangles marqués de la nappe immaculée dépliée pour l'occasion, place la figure du Christ en léger décalage sur la gauche du tableau, laissant sur la droite un espace inhabituel aux "spectateurs" de la scène composée d'ordinaire de seulement trois personnages. Ici, pas moins de quatre observateurs, à l'air plus ou moins perplexe ou peu concernés, comme le souligne un peu trop vite Mirbeau. En fait, cette apparente indifférence fait référence à la difficulté qu'ont les catholiques à intégrer dans leur vécu quotidien le message christique. Pris par d'autres choses "plus importantes", comme l'homme occupé à contempler la silhouette en blanc alors que l'autre femme debout près de la première le fixe, préoccupés par la logistique comme la femme de droite qui semble s'interroger sur la qualité du service autant que sur le phénomène miraculeux qui se déroule sous ses yeux, ce n'est qu'en avançant en âge que, sentant la mort venir, les hommes deviennent accessible au message de rédemption.


La composition quadrillée est seulement rompue par deux triangles dont le premier inclut l'essentiel de la scène représentée, celui formé par le Christ et les deux "pèlerins". L'autre, posé en contrepoint vers la droite et en bas de la toile, rétablit l'équilibre rompu par la position décentrée vers la gauche du Christ. Et apporte au tableau une touche anecdotique et mystérieuse, tout en élargissant la gamme des blancs déclinés par cette composition : les assiettes, la nappe, la robe de la femme de droite, l'habit de pèlerin de droite, et maintenant la tenue presque dorée de la fillette accroupie devant la scène.



La scène d'Emmaüs elle-même est, dans sa mise en page et dans son contenu, très traditionnelle. La servante, à gauche, se contente d'apporter le plat sans saisir l'importance de l'instant. Tandis que les deux protagonistes du repas, "un ouvrier en blouse et un artisan en houppelande" marque, par leur main main levée ou leur air saisi, qu'ils comprennent, enfin ! Le geste du pain rompu, esquissé avec un brin d'emphase par le Christ-Anquetin, est dans la droite ligne des Pèlerins d'Emmaüs de l'iconographie classique. C'est d'ailleurs à ce geste qu'on saisit le sens de la toile, que le titre ne décrit que de façon incomplète, volontairement. 
La nature morte posée sur la table est austère, à l'instar d'autres compositions de ce peintre, sans afféterie et sa sobriété ne détourne nullement l'attention du spectateur de la scène principale 

Cette toile, dont on nous dit qu'elle aurait été "la préférée du peintre", n'est pas, à première vue très séduisante. Guindée, assez raide, elle révèle cependant, lors d'une lecture attentive et à la lumière indispensable pour la comprendre, de l'ambiance culturelle et religieuse de l'époque, des trésors de sous-entendus qu'il est d'autant plus intéressant de développer que Jacques-Émile Blanche est plus reconnu pour ses portraits que pour ce type de travail, somme toute nettement plus personnel.


Portrait de Jacques-Émile Blanche par Sargent  en 1886

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NOTES

(1) En réalité, le peintre fit poser ses modèles dans son atelier, et la correspondance échangée entre Blanche et Gide révèle même que c’est l’écrivain qui fournit les accessoires du décor – les petites tasses, la théière et le plateau qu’un jeune garçon est en train d’apporter –, souvenirs d’un voyage fait en Algérie quelques années auparavant. 

(2) Musée Jacques Emile Blanche à Offranville

(3) Source de ces informations

(4) Jean Béraud, la nouvelle gloire picturale de la Troisième République niveleuse, s’est, toujours selon Mirbeau, récemment établi “grand spécialiste de la Passion, le seul et unique christographe pour salons et clubs”, qui se propose “d’accommoder le fils de Dieu au goût du jour...”. Autant dire que Mirebau ne l'aime guère non plus !!

(5) Voici la réponse, citée ici, d'où provient aussi le jugement à l'emporte-pièce d'Octave Mirbeau, pas vindicative pour deux sous, du peintre à son détracteur :

9 mai 1892
19 rue des Fortifs
Auteuil 
Monsieur, 
Je viens de lire ce que vous avez écrit sur mes tableaux. Si vous ne connaissiez pas beaucoup d‘entre mes amis16, je pourrais vous dire que je me rends terriblement compte de ce que je fais et que j’en souffre souvent. Si j’écrivais un Salon, ma critique ressemblerait un peu à la vôtre, car nous avons tous les deux le goût des belles choses et l’horreur des médiocres ; j’aurais même pu dire de mon tableau ce que vous en dites (moins quelques détails inexacts, bien naturels quand il s’agit d’une toile qui n’a pas intéressé). Je sais que nous avons une admiration commune pour beaucoup de choses. Vous vous étonnez peut-être qu’un artiste intelligent continue à produire quand il sait que son oeuvre est si inférieure à ce qu’il entrevoit ; pourtant, Monsieur, je suis convaincu que vous souffrez du même mal que moi17. Il est abominablement triste, quand on est doué d’un esprit critique aigu, de peiner à faire des choses dont on est condamné à ne jamais être un peu satisfait ; néanmoins, on continue, parce que l’effort, au moment où il est donné, procure certaines illusions que vous devez connaître ; et puis, on a encore bien d’autres raisons très honorables de continuer... Ce dont nous sommes sûrs, vous et moi, c’est que nous aimons d’admirables choses. Pour moi, j’en ai infiniment joui ; peut-être en jouissez-vous encore ? 
Nos oeuvres créées, à vous et à moi, n’auront sans doute pas été telles que nous les eussions voulues, mais elles auront été faites honnêtement, ce qui est bien quelque chose, tout de même18. Je vois votre confrère M. de Bonnières19 qui, pour être dans le même cas ou à peu près, n’en est pas moins un très respectable artiste. 
Recevez, Monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués. 
Jacques E. Blanche

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