Suite de LA QLTURE ET LES CHIFFRES (1)
Après s'être félicité des chiffres mirobolants de la fréquentation des "grandes expositions", on a beau jeu de vous pondre des articles pleins d'enthousiasme, n'hésitant pas à titrer que "les français sont de plus en plus nombreux à se rendre au musée". On ajoute même pour faire bon poids "les tabous sautent. Les grandes expositions temporaires atteignent des chiffres records et ce phénomène de société qui tourne le dos à la crise ne saurait s’arrêter là !". Bien que reconnaissant qu'il s'agit essentiellement de parisianisme et qu'il "y a des vernissages où il faut être vu", l’article n'hésite pas à affirmer que "la démocratisation des musées n'est pas un vain mot". Si, si, on vous l'assure : grâce à ces grands messes, même les provinciaux, même les "bas salaires" n’hésitent plus "à prendre le chemin, difficile pour certains, des petits musées ou des musées de province nettement moins populaires. "Émoustillés par l'excitation des grandes démonstrations fortement médiatisées, les pauvres provinciaux et leurs petits copains les "900 euros par mois" iraient plus au musée. Voire... si j'en juge par nombre de fréquentations, lues dans les tableaux ci-dessus, qui baisent dramatiquement !! Ils vont plutôt au Louvre, plus de 8 500 000 visiteurs en 2009 (si vous voulez vous amuser, cliquez sur Consoglobe : vous aurez le nombre d'entrées depuis le début de l'année et même, le nombre d'entrées depuis que vous êtes connecté !), à Versailles (presque 3 000 000) ou à Orsay (plus de 2 000 000).
Mais de là à dire que "Les Français semblent renouer avec ces lieux qui autrefois étaient considérés comme poussiéreux ou destinés à une élite culturelle", il faut raison garder. C'est l'arbre qui cache la forêt et permet à certains de se goberger de chiffres et de s'auto-féliciter pour pas un rond. Comme le dit fort bien le président des réseaux des musées de l'Europe, c'est l'événementiel qui marche : les "journées" (des jardins, du Patrimoine, les nuits Blanches) et bien sûr les "grandes expositions". Grâce à "des opérations attrape-public pour d’évidentes raisons commerciales" car la communication et le mécénat se concentre sur les "marques", que ce soient des musées, comme le Louvre qui se vend à qui mieux mieux, ou des artistes, Vinci, Van Gogh ou Vermeer. Et tout cela en fonction des modes, des diktats de la politique ou des oukases de la communication. Qui elle, régente tout en maître absolu. C'est elle qui règne sans partage sur la culture et le goût : les grandes expositions ne font plus seulement jaser le petit monde culturel citadin mais, par l'intermédiaire bien orchestré de l'étrange lucarne et du net, pénètrent dans les chaumières et convainquent certains de se rendre dans ces grands messes qu'ils n'auraient pas eu l'idée d'aller voir sans cela. Et qui souvent, s'y ennuient, regrettent leur 15 euros et ressortent, ravis de pouvoir dire "j'y étais" mais pas plus avancés pour autant, voire soulagés d'en avoir terminé avec ce pensum. Combien de visiteurs se rasent, baillent, traînent pitoyablement leurs basques en fixant désespérément le cartel du tableau pour s'assurer qu'il s'agit bien d'une "poule et ses petits" ou d'une "nature morte au pot de lait", attentifs au début, puis pressant le pas, révulsés par la foule, la lassitude et le désœuvrement ?
Car le problème n'est pas d'accumuler des péquins derrière d'autres péquins lors d'expositions-phares pas toutes captivantes. Rien ne sert d'allonger les files d'attente et de créer une excitation factice qui n'a ni suite, ni profit culturel sur le long terme. C'est un problème d'éducation : quoi de plus ennuyeux qu'une expo de trucs auxquels on ne comprend goutte. On a mis en place pour en palier le manque, l'idée de l'émotion, celle qu'on ressentirait, naturellement, devant un chef d'oeuvre. Sans prendre en compte que ce qui est émotionnel est éminemment personnel, dépend de l'heure, de la disponibilité, de l'ambiance et ne se déclare pas par décret médiatique "il faut avoir vu Basquiat et on aimera Basquiat". Mais cette émotion supposée devant les œuvres d'art, c'est un truc romantique, un pis aller, de la poudre aux yeux. Que diable, pour apprécier un livre, on apprend d'abord à lire, puis le sens des mots, voire leur subtilité, ou celle de leur agencement. Et pour apprécier une oeuvre d'art, on pourrait y avoir accès sans savoir lire ? Que nenni, et savoir regarder, avoir les clés d'interprétation des oeuvres du passé participe vraiment à l'appréciation que l'on a d’œuvres qui, a priori, ne vous auraient pas arrêté, n'ayant pas ce "quelque chose qui émeut ou séduit de prime abord" !
Combien d’œuvres qui me paraissaient ternes, démodées, moches, hors de mon champ d'intérêt me sont, juste en les regardant attentivement, en les déchiffrant, apparues soudain pleines de révélations inattendues, et, de fait, captivantes ? M'obligeant bien souvent à revoir mes idées préconçues, mes blocages irrationnels et mes préjugés. Et quel bonheur alors de se dire que finalement, un coup d’œil trop rapide ou surtout, un a priori malvenu, m'auraient privée de cet instant de plaisir. Or les grandes médiatisations favorisent essentiellement l'a priori et surtout pas la formation de l’œil et du goût. La communication toute-puissante impose "un laisser-faire qui tuera les petits, conduira au diktat du commerce et de potentats méprisant le savoir et la découverte, finissant aussi par rendre inutile un ministère réduit aux acquêts", dit Laurent Gervereau, et il a sacrément raison.
Les fréquentations records qui font monter artificiellement l'excitation, les "marques" qui, bien "marketées", font gonfler les chiffres, masquent dangereusement la désaffection pour les pauvres petits musées qui, si l'on veut bien se donner la peine de les présenter, recèlent de quoi former le goût de tout un chacun, à moindre coût et dans la proximité. Mais pas avec des conservateurs qui auraient une idée trop élitiste de leur institution : voyez l'histoire d'Agnès : comment voulez-vous que "ces gens-là" attirent les visiteurs non formés dans leurs musées ??
J'ai pourtant vu des musées, je pense à celui de La Rochelle en particulier, ou à celui de Poitiers, dont les conservateurs (les conservatrices en l’espèce) avaient eu l'intelligence de commencer par intéresser le personnel aux œuvres présentées dans les lieux. Effet garanti : le visiteur qui s'attarde, se pose des questions, entend soudain le gardien lui expliquer ce qu'il essayait de comprendre... avec le plaisir de renseigner, le plaisir de parler un peu, le plaisir aussi de celui qui sait. Rencontre qui m'est arrivée plusieurs fois à Rouen il y a peu, où les gardiens étaient tous prêts à parler, à raconter ce qu'ils avaient observé, admiré, découvert : un détail sur une toile, une anecdote, une comparaison avec une autre œuvre. Le gardien heureux d'être là c'est un indice de la qualité du conservateur !! Je pense que c'est déjà un premier pas sacrément efficace que d'attirer l'attention des gardiens sur l'intérêt d'une oeuvre, sur la présentation d'une exposition, sur l'histoire d'une peinture. D'autres musées comme ceux-ci sont méritants, efficaces, imaginatifs et malheureusement mal relayés. Car la communication, qui fait la loi et la météo, elle, n'est pas vraiment soucieuse de culture : ce qu'elle veut c'est du sensationnel, des queues, des cris, de la lumière, en un mot, du sonnant et trébuchant. Il faut arrêter de confier aux médias l'éducation du public à l'art, et en faire une vraie discipline : on ne saura lire l'art que si on en enseigne l'alphabet aux jeunes générations. Et on en est loin ! Question de société, me direz-vous, et de priorités.
"... je ne vois pas que le désintérêt que le lycéen moyen montre pour le loisir studieux détonne avec la régression à l’âge adolescent de l’ensemble de la société. Pour juger du phénomène – décrit à la perfection par Philippe Muray – il me suffit d’observer et d’écouter mes contemporains. Leur obsession de la fête, leur boulimie de stupéfiants, leur enthousiasme pour les grandes messes du rock, de la techno et du sport, leur goût pour les distractions audiovisuelles, leur fascination à l’égard de la technologie de pointe, bref, leur pleine adhésion à ce que des sociologues appellent sans plaisanter des « pratiques culturelles nouvelles », toutes placées sous le signe de l’hédonisme sympa et convivial, témoignent à l’envi de la puérilisation de leur intelligence. Si bien que dans le dialecte jeune, qui a fini par supplanter le langage traditionnel, l’impératif catégorique de l’époque s’énonce ainsi : « Éclatons-nous ! » – slogan qui traduit à merveille le désir de l’homme-masse d’éparpiller son moi en une foultitude de passe-temps. Mais, encore une fois, de passe-temps dits « culturels ». Pour assassiner le jugement et le goût, autant avancer l’alibi de la culture, à l’instar de l’État lui-même qui atteint au crime parfait lorsqu’il institue un ministère de la Culture et de la Communication."(1)
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(1) Pensées d'un philosophe sous Prozac par Frédéric Schiffter qui ajoute plus loin "...on aboutit aujourd’hui à une forme inédite d’enseignement qui produit, non pas une docte ignorance – qui consiste à savoir qu’on ne sait jamais assez –, mais une inculte culture – qui consiste à ne rien savoir mais à s’imaginer le contraire."