Ma réflexion a commencé, comme souvent, par une anecdote... triste, voire désespérante. Une amie, appelons-là Agnès, travaille dans un des sites du bord de notre estuaire qu'elle fait visiter aux touristes. Le lieu, que je ne cite pas pour éviter de faire des indiscrétions, est organisé un peu comme un musée des traditions locales et, à ce titre, Agnès s'est vu proposer, je devrais dire imposer, une formation à Paris sur le financement des musées par les collectivités locales. Elle était, échaudée par des expériences antérieures, peu enthousiasmée par la perspective de ce stage. Et la réalité fut encore pire que ce qu'elle redoutait. Trois jours d'infamie, trois jours durant lesquels les conservateurs d'autres musées français, tous imbus de leur savoir et de leur immense culture, l'ont dédaignée, ne lui ont pas adressé la parole, en un mot l'ont ouvertement mise à l'index, en quarantaine. Elle déjeunait seule, personne ne lui parlait, personne ne venait s'installer près d'elle. Le formateur avait donné le ton le premier jour : lors du traditionnel tour de table de présentation, il la "zappa" carrément !! Hallucinant... Méthode employée de nouveau durant les travaux de groupe, dans lesquels tout le monde était consulté, sauf elle. Non, Agnès n'est pas paranoïaque, je vous jure qu'elle n'a pas inventé tout cela. Elle n'est pas repoussante non plus, ni propre à inspirer dégoût ou répulsion. Elle est belle comme un astre, elle est gentille comme tout, aimable, compétente, sociable, bref, que des qualités. Alors me direz-vous, pourquoi ce traitement inique, indigne de gens supposés intelligents et présumés civilisés ?
Pour une vulgaire question de chiffres !! Car, avant le tour de présentation personnelle (dont je parlais plus haut : il s'agissait pour chacun d'exposer son parcours, autant dire ses diplômes, où "l'on" jugea que ceux d'Agnès ne devaient pas être suffisants pour mériter d'être énoncés !!), il y eut un tour d'identification professionnelle, où chacun citait "son" musée et son nombre de visiteurs annuels. Et, là, c'était, pour en avoir déjà fait l'expérience, l'épreuve suprême et rédhibitoire pour Agnès : chacun d'annoncer fièrement ses 10 000 visiteurs, 8 000, 12 000 !! Bref, un petit monde bien quadrillé, aux objectifs respectables, parfaitement prévisibles pour des musées de province. Quand arriva le tour d'Agnès, coup de tonnerre, "machin sur l'Estuaire de la Gironde"... quoi, pas même un vrai musée, un simple site de visite, beurk... "54 000 entrées payantes" (alors que c'est fermé plus de 4 mois par an) ! HONTE !! toutes les mines s'allongent, chacun détourne pudiquement la tête, on prend des airs offensés, voire écœurés "ce n'est pas de la Qlture ça !! la Qlture ça fait pas 54 000 entrées par an".
Et à partir de là, chacun mit son point d'honneur à ignorer ma pauvre Agnès, gênante, transparente, disqualifiée !! Pas question de frayer avec quelqu'un d'aussi vulgaire qu'une malheureuse guide pour troupe de "prend-l'air" en goguette : "comment, un site touristique, mais pour qui nous prend-on pour nous obliger à cohabiter avec des animateurs de sites pour chouchou et poulette à la plage ?" Un participant au stage, croisé à son corps défendant dans un ascenseur - qu'il essaya bien de ne pas prendre quand la porte s'ouvrit et qu'il vit Agnès seule dans l'habitacle mais ne pas monter aurait été trop grossier - osa, gêné, quand la porte se referma :
Et à partir de là, chacun mit son point d'honneur à ignorer ma pauvre Agnès, gênante, transparente, disqualifiée !! Pas question de frayer avec quelqu'un d'aussi vulgaire qu'une malheureuse guide pour troupe de "prend-l'air" en goguette : "comment, un site touristique, mais pour qui nous prend-on pour nous obliger à cohabiter avec des animateurs de sites pour chouchou et poulette à la plage ?" Un participant au stage, croisé à son corps défendant dans un ascenseur - qu'il essaya bien de ne pas prendre quand la porte s'ouvrit et qu'il vit Agnès seule dans l'habitacle mais ne pas monter aurait été trop grossier - osa, gêné, quand la porte se referma :
- Cela doit être dur pour vous cette solitude
- Oui, plutôt, bien que j'aie l'habitude
- Vous savez, ce n'est pas contre vous personnellement...
Mais la porte de la cabine s'ouvrait déjà et le téméraire, peu soucieux d'être vu en compagnie de la pestiférée, s'enfuit à toutes jambes, sans même la saluer ! Le seul qui lui adressa la parole en trois jours !
Une fois avalée la légitime indignation devant une telle attitude collective - ils étaient 18 et l'animateur du stage, un fringant personnage de la Culture, donnait joyeusement le ton - je me suis forcément pris la tête sur cette histoire de nombre d'entrées. Quoi notre petit site fait 5 fois plus que les musées de villes de taille moyenne ? Et donc, si l'on en croit l'attitude de ces cuistres, de ces pédants, de ces lourdauds prétentieux, le petit nombre d'entrées serait le critère de la "qualité" culturelle ... mais on rêve !!! Ils considèrent, tous ces barbons, que, pour être noble, leur offre doit être répulsive ?? La culture ne serait donc qu'un signe de ralliement pour happy few, surtout très few ???
Je suis donc allée sur la plateforme française d'ouverture des données publiques, oui, oui, cela existe et cela s'appelle la transparence. Et ce que j'ai trouvé m'a semblé édifiant. On y trouve toutes les statistiques détaillées, musée par musée, du nombre de visiteurs payants dans chacun des établissements "publics" français. Et l'on voit qu'en effet, les musées des Beaux-Arts sont, globalement peu fréquentés et doivent coûter un max aux villes, pensez ! A peine 25 000 personnes par an au musée Bonnat de Bayonne (1) pour forcément plusieurs gardiens, des gens à l'accueil, l'entretien, les charges d'assurance etc etc ! Quel gouffre ! 10-13 000 au Musée Despiau de Mont de Marsan (2), 12-17 000 au musée Agesci de Niort, à peine plus de 20 000 au musée Sainte Croix de Poitiers, 13 - 10 000 au musée Henri Martin de Cahors, 8 000 - 3 000 (en baisse vertigineuse) au musée de l’Échevinage de Saintes... tous établissements pourvus d’œuvres de qualité, et qui méritent le détour !
C'est la grande misère des musées français, cachée par le tapage que l'on mène à grand bruit autour des expositions médiatisées dont on vous clame le nombre d'entrées pour vous dire combien la Qlture progresse dans notre belle France. 470 268 visiteurs pour Manet en 2011 à Orsay, 783 352 visiteurs pour Picasso et les maîtres en 2009 dans trois musées parisiens, 784 269 pour Hopper en 2012 au Grand Palais, et le record 913 064 pour Claude Monet en 2011 ! Qui dit mieux ??(3) Tout cela à grand coup de publicité, de reportages, d'incitations diverses pour que chacun se sente tenu d'avoir été de la fête. Nuits, non-stop, 24h/24... tout y passe pour tenter de battre les précédents records et de faire de ces grandes manifestations des "événements", et surtout des "affaires juteuses".
C'est la grande misère des musées français, cachée par le tapage que l'on mène à grand bruit autour des expositions médiatisées dont on vous clame le nombre d'entrées pour vous dire combien la Qlture progresse dans notre belle France. 470 268 visiteurs pour Manet en 2011 à Orsay, 783 352 visiteurs pour Picasso et les maîtres en 2009 dans trois musées parisiens, 784 269 pour Hopper en 2012 au Grand Palais, et le record 913 064 pour Claude Monet en 2011 ! Qui dit mieux ??(3) Tout cela à grand coup de publicité, de reportages, d'incitations diverses pour que chacun se sente tenu d'avoir été de la fête. Nuits, non-stop, 24h/24... tout y passe pour tenter de battre les précédents records et de faire de ces grandes manifestations des "événements", et surtout des "affaires juteuses".
A SUIVRE
LA QLTURE ET LES CHIFFRES (2)
(1) Parlant "rentabilité", je n'ai retenu que les entrées payantes... et il est une chose que je puis vous affirmer c'est que le site d'estuaire dont je vous parle est très rentable pour la commune qui l'accueille !
(2) Musée qui a explosé les chiffres en 2010, passant à près de 40 000 : une expo ? un nouveau tarif ? un système de comptage plus précis ??
(3) Dérisoire en fait, par rapport aux 33 000 000 de visiteurs de l'Exposition coloniale internationale de 1931 (source Anna Quinquaud, catalogue de l'exposition de La Rochelle, page 58)... même votre grand-père (Jean), les filles, l'a visité : il avait 8 ans et rêva ensuite de devenir administrateur colonial !!!
(3) Dérisoire en fait, par rapport aux 33 000 000 de visiteurs de l'Exposition coloniale internationale de 1931 (source Anna Quinquaud, catalogue de l'exposition de La Rochelle, page 58)... même votre grand-père (Jean), les filles, l'a visité : il avait 8 ans et rêva ensuite de devenir administrateur colonial !!!