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LES VINCENT DE ROUEN

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J'en entends d'ici qui râlent "Mais elle nous fait quoi là, Michelaise ?? un coup elle est à Tours, le billet d'après, la voilà à Rouen. Elle nous balade et on n'y comprend plus rien". J'avoue que cela peut paraître un peu confus, et, après notre virée parisienne, Noël oblige, nous sommes rentrés en passant par Tours pour y visiter l’exposition consacrée à François-André Vincent, puis par Poitiers, pour y célébrer dignement l'anniversaire de Koka... Puis, la semaine suivante, nous avons foncé à Rouen pour entendre l'intégrale des quatuors de Beethoven par Ysaÿe, avant que l'ensemble ne se sépare définitivement. Pas le temps de souffler et surtout, ces villes étant pourvues en ce moment d'expositions passionnantes, à peine le temps entre deux virées de faire quelques billets. Rouen fut une véritable découverte, en particulier pour son musée d'une richesse absolument incroyable pour une "musée de province". Admirablement présenté, accueillant plusieurs expositions vraiment intéressantes, riche de nombreux chefs d'oeuvres, je prévois de lui consacrer plusieurs billets quand la neige et le verglas me bloqueront derrière mon ordinateur. En attendant, et pour montrer que finalement les découvertes d'un périple sont autant de sources nouvelles d'intérêt, un petit article transversal pour dire que tout est lié ! A Tours, la charmante caissière du musée, normande de surcroît, avait interpellé devant nous monsieur Cuzel, l'auteur de l'importante monographie consacrée à l'artiste pour lui dire fièrement "chez moi, à Rouen, il y a deux superbes peintures de lui". Approbation convaincue de l'érudit, et curiosité immédiate de notre part "Ah oui, où cela ?".


C'est ainsi que l'église de la Madeleine faisait partie de notre programme rouennais ! Notre hôte nous avait pourtant prévenu "elle n'est pas ouverte souvent", mais comment faire autrement que d'y aller. Nous trouvâmes, bien sûr porte close, mais une affichette annonçait des heures de visite, et à peine le dernier concert applaudi, nous avons foncé au pas de charge vers l'église. Ce superbe bâtiment néoclassique, chapelle de l'Hôtel-Dieu situé en lisère de la vieille ville, était fort heureusement encore ouvert pour un groupe de prière, ce qui nous a valu de voir les deux Vincent et d'admirer l'église. Construite entre 1767 et 1780, elle est de proportions légères, d'une rare élégance, réinterprétant l'antique avec beaucoup plus d'esprit que l'église de la Madeleine à Paris, trop pompeuse, trop démonstrative. Ici, les colonnes corinthiennes soutiennent une architrave très bien proportionnée, le rapport entre les pleins et les vides est encore idéal : c'est un XVIIIème de province, nettement moins emphatique que les constructions de la capitale. La coupole à caissons, très justement dessinée, semble une leçon d'architecture antique, tandis que les voûtes, dans lesquelles s'ouvrent de hautes fenêtres enchâssées dans la courbe, s'ornent de nervures qui en rythment la géométrie, comme des galons ornant une étoffe précieuse. Il en résulte un bâtiment très équilibré, d'une sobriété sans raideur et d'une élégance sans affectation.


Les Vincent se trouvent dans les deux chapelles latérales qui encadrent le sanctuaire. Elles sont dues à une double commande pour l'hôpital de Rouen, passées au peintre en 1778, alors que l'église était à peine achevée. Prévues pour l'emplacement qu'elles occupent encore, elles représentent deux miracles du Christ, empruntés à l'évangile de Saint Jean, et contant des guérisons miraculeuses tout à fait adaptées à un lieu d'accueil des malades. Celle de droite narre La guérison de l'aveugle-né* et fut présentée par l'artiste au Salon de 1779 où elle reçut un accueil parfois critique. La composition s'organise autour de la figure bicolore du Christ, massif, les bras ouverts comme pour marquer l'évidence de l'événement qui stupéfie l'entourage. Et oui, il vient de rendre la vue à l'homme, qui, sur la gauche esquisse un mouvement ascendant vers Lui. Les contemporains ont trouvé qu'Il manquait de noblesse, et pourtant, son geste ample, sa stature en impose et la clarté du message est parfaite.


Ce qui importe ici, ce n'est pas la guérison qui émerveille et interroge les gens de la foule. Ce qui est fondamental est que l'homme, atteint d'une cécité congénitale, soudain voit : avec son corps physique, encore incertain dans ce nouvel exercice, mais surtout avec son âme. Il voit, et il croit ! En déséquilibre complet, qui contraste avec le statisme du groupe qui entoure Jésus, il est illuminé comme de l'intérieur par le geste presque tendre que ce dernier esquisse sur son visage. Le jeune homme aux longs cheveux qui regarde intensément la scène (sans doute Jean qui la racontera ensuite) est lui-même embrasé par cette lueur miraculeuse. Le chromatisme de la toile, qui insiste sur les tons contrastés de bleu et de rouge fait de cet instantané une scène presque violente, tendue quoique fort ordonnée. Aucune épisode secondaire ne vient distraire l'attention du spectateur, qui remarque à peine l'agitation de la foule qui semble protester contre le geste pourtant discret du Christ. Il défie l'ordre public que sa silhouette pleine de majesté semble pourtant incarner : "Pendant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde". Autour de lui, les vieillards s'exclament, le cheveu en bataille, le doigt interrogatif : mais quelle est donc cette histoire ?


L'autre miracle qui relate le Paralytique guéri à la piscine**, appelé aussi La Piscine de Bethsaïda, fut conçu en même temps que le premier puisque, lors du Salon où il présenta l'Aveugle-né, Vincent exposa aussi un dessin préparatoire, cette splendide plume où les corps nus des protagonistes sont déjà à peu près ordonnés comme sur la toile de Rouen. Tous les éléments de la composition sont en place, dans leurs proportions définitives et la composition, savante et donnant la première place à la mulière, est déjà posée. Seuls quelques détails changeront pour l'oeuvre finale, peinte en 1783 et accueillie par la critique comme le chef d'oeuvre du peintre.


Il faut dire qu'elle est absolument superbe cette toile, encore plus italianisante que l'autre, savamment mise en perspective et très judicieusement organisée dans l'espace. Quatre groupes occupent parfaitement l'espace, laissant largement circuler entre eux la lumière. En bas, à droite, le paralytique, décharné, souffrant, torturé, tente difficilement de se rapprocher de la piscine dans laquelle il espère trouver un apaisement à ses maux.  : "un ange descendait de temps en temps dans la piscine, et agitait l'eau; et celui qui y descendait le premier après que l'eau avait été agitée était guéri, quelle que fût sa maladie." Son corps, noueux, tendu à l'extrême, est traité dans une gamme ocrée mise en valeur par le linge de son grabat et par celui qui couvre pudiquement son bassin.


Penchée sur lui, avec compassion et douceur, une femme digne du Guerchin, complète le chromatisme de cette scène par la touche idéale de son manteau vert. Le malade lève les yeux vers elle avec supplication, il veut atteindre la piscine et ne pourra le faire seul. Or, la tradition l'affirme, c'est celui qui arrivera le premier dans l'eau qui sera guéri. Il ignore totalement le Christ d'où pourtant viendra sa guérison, trop préoccupé par l'instant présent.


Le deuxième groupe, justement, s'organise autour de la figure de Jésus, vêtu comme dans la guérison de l'Aveugle-né, de bleu et de rouge, mais sa silhouette légèrement penchée vers l'avant est moins impressionnante. Elle exprime la compassion et le geste arrondi qu'il esquisse vers le malade n'a pas l'autorité de celle de l'autre toile. La scène n'est plus une revendication mais un simple acte de charité. Les personnages qui entourent le Christ n'ont d'ailleurs ici aucune agitation, ils sont étonnés, certes mais pas contestataires. Ce sont ses compagnons et pas les juifs qui, ensuite, s'insurgeront que Jésus ait guéri l'homme le jour du Sabbat.


Assurant la liaison entre les deux groupes du bas, une vieille femme aux yeux fermés, guidée par un enfant à l'air émerveillé, tâche de s'avancer vers Jésus. Elle rappelle la guérison de l'aveugle et concentre l'attention du spectateur sur les deux mains du malade et du guérisseur, prêtes à se rejoindre et pourtant fort éloignées.


Au-dessus de la scène principale, occupant le bas du troisième quart de la toile, une scène secondaire se déroule dans une certaine agitation, totalement inconsciente de l'importance de ce qui se joue devant nos yeux. Des hommes se pressent, on se bouscule, on crie : il s'agit de descendre au plus vite des litières contenant des malades car l'ange attendu, celui qui va agiter l'eau de la piscine et guérir le premier qui y sera plongé, est pressenti. Vincent a ici rendu, avec humour et presqu'un peu de cruauté, l'effet de la crédulité sur les foules obtuses. Il s'agit d'être le premier : pas de quartier, on fonce ! L'air borné du premier porteur, les cheveux au vent sur second, le vieillard qui suit et dont on entend presque les instructions pour griller les autres malades, la femme un peu évaporée qui lève les bras dans l'ombre, tout concourt à démontrer qu'on n'essaie pas de comprendre, on s'abandonne à la superstition.


Et pendant ce temps-là, dans le dernier quart en haut à gauche, l'Ange plane ! D'une élégance raffinée, aussi doré que le paralytique est ocré, il surgit des nues dans un triple rayon de lumière et écarte les mains en signe d'impuissance. Comment ? Mais il n'a plus rien à faire ! Le mouvement aérien des voiles qui le ceignent marquent comme un brusque freinage : manifestement, "on" n'a pas besoin de lui pour agiter l'eau de la piscine. L'homme en rouge est déjà en train de guérir à sa place ... La perspective largement ouverte de la colonnade insiste sur le caractère divin de l'intervenant ailé : il surgit dans un ciel saturé de lumière, et concentre sur lui l'attention des crédules.


Si l'on regarde une dernière fois la peinture dans son ensemble, on est ébloui par l'art de Vincent à mettre en espace une scène dramatisée à l'extrême par les couleurs et par l'animation créée par les ombres et la lumière.. Cette composition en quatre quarts bien séparés n'a rien de rigide, bien au contraire, elle est démonstrative sans être pédante, et empreinte d'une humanité délicate, accentuée par la silhouette penchée de la femme de droite. Tout est dit.


Pour finir, Rouen possède, dans son musée, une autre toile de Vincent : La Forge. De petit format, dominée par une gamme d'orangés soutenus qui évoquent l'intensité de la chaleur régnant dans ce lieu presque infernal, elle est d'une lecture moins aisée que ces grandes compositions limpides et très évocatrices. C'est une toile datant des années 1743-1773, dont le sujet reste mystérieux. Exécutée d'un pinceau rapide, elle semble décrire une scène de forge, ou, comme le suggère Cuzin, "le souvenir d'une fouille archéologique dans une excavation", éclairée à la lueur de puissantes torches. C'est enlevé, bouillonnant, presque inquiétant... et la toile mériterait une restauration qui, en la débarrassant des vernis épais qui l'encombrent, permettrait une meilleure lisibilité du sujet.


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* Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean, chapitre 9, versets 1 à 12 : « Jésus vit, en passant, un homme aveugle de naissance. Ses disciples lui firent cette question : Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? Jésus répondit : Ce n'est pas que lui ou ses parents aient péché; mais c'est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui. Il faut que je fasse, tandis qu'il est jour, les œuvres de celui qui m'a envoyé; la nuit vient, où personne ne peut travailler. Pendant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. Après avoir dit cela, il cracha à terre, et fit de la boue avec sa salive. Puis il appliqua cette boue sur les yeux de l'aveugle, et lui dit : Va, et lave-toi au réservoir de Siloé (nom qui signifie envoyé). Il y alla, se lava, et s'en retourna voyant clair. Ses voisins et ceux qui auparavant l'avaient connu comme un mendiant disaient: N'est-ce pas là celui qui se tenait assis et qui mendiait? Les uns disaient: C'est lui. D'autres disaient: Non, mais il lui ressemble. Et lui-même disait: C'est moi. Ils lui dirent donc: Comment tes yeux ont-ils été ouverts? Il répondit: L'Homme qu'on appelle Jésus a fait de la boue, a oint mes yeux, et m'a dit: Va au réservoir de Siloé, et lave-toi. J'y suis allé, je me suis lavé, et j'ai recouvré la vue. Ils lui dirent : Où est cet homme? Il répondit : Je ne sais. »

** Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean, chapitre 5, versets 1 à 18: « Après cela, il y eut une fête des Juifs, et Jésus monta à Jérusalem. Or, à Jérusalem, près de la porte des brebis, il y a une piscine qui s'appelle en hébreu Béthesda, et qui a cinq portiques. Sous ces portiques étaient couchés en grand nombre des malades, des aveugles, des boiteux, des paralytiques, qui attendaient le mouvement de l'eau; car un ange descendait de temps en temps dans la piscine, et agitait l'eau; et celui qui y descendait le premier après que l'eau avait été agitée était guéri, quelle que fût sa maladie. Là se trouvait un homme malade depuis trente-huit ans. Jésus, l'ayant vu couché, et sachant qu'il était malade depuis longtemps, lui dit: Veux-tu être guéri? Le malade lui répondit: Seigneur, je n'ai personne pour me jeter dans la piscine quand l'eau est agitée, et, pendant que j'y vais, un autre descend avant moi. Lève-toi, lui dit Jésus, prends ton lit, et marche. Aussitôt cet homme fut guéri; il prit son lit, et marcha. C'était un jour de sabbat. Les Juifs dirent donc à celui qui avait été guéri: C'est le sabbat; il ne t'est pas permis d'emporter ton lit. Il leur répondit: Celui qui m'a guéri m'a dit: Prends ton lit, et marche. Ils lui demandèrent: Qui est l'homme qui t'a dit: Prends ton lit, et marche? Mais celui qui avait été guéri ne savait pas qui c'était; car Jésus avait disparu de la foule qui était en ce lieu. Depuis, Jésus le trouva dans le temple, et lui dit: Voici, tu as été guéri; ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pire. Cet homme s'en alla, et annonça aux Juifs que c'était Jésus qui l'avait guéri. C'est pourquoi les Juifs poursuivaient Jésus, parce qu'il faisait ces choses le jour du sabbat. Mais Jésus leur répondit: Mon Père agit jusqu'à présent; moi aussi, j'agis. À cause de cela, les Juifs cherchaient encore plus à le faire mourir, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il appelait Dieu son propre Père, se faisant lui-même égal à Dieu. »

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