Nous sommes heureux de voir paraître, selon ce que Michelaise avait programmé, les derniers articles rédigés avant son décès. Le dernier paraîtra le 15 septembre.
L'idée de départ, un peu façon nature morte XVIIe !
Tu ne vas pas mettre cette gueille !!
Cette vieille chemise, je l'ai jetée : c'était vraiment devenu une gueille...
Je n'ai plus que des gueilles à me mettre ...
Voilà que l'autre jour, alors que nous étions allés écouter Bertrand Chamayou, jouant pour le plaisir de quelques amis, l'intégrale pour piano de Ravel dans un ancien chais reconverti en salle de concert, mais encore "dans son jus", et soudain j'avise, raidie par les ans et la crasse, une gueille, mais une vraie ma foi : une gueille de bonde, en place sur son tonneau. Mon appareil photo n'a fait qu'un clic, et je me suis dit "tiens, voilà un article" !
Façon documentaire : au moins on voit ce que c'est !!
Il me faut d'abord vous expliquer ce qu'en région bordelaise on appelle, accent à l'appui pour lui donner plus de relief : une gueille de bonde. Issue du vocabulaire viticole, et utilisée jusque dans la basse et moyenne vallée de la Dordogne, l'expression trouverait son origine en occitan sous la forme de "gelho". Il s'agit morceau de toile de jute récupéré, qu'on plaçait autour du bouchon de liège destiné à fermer les barriques, pour améliorer l’étanchéité de la fermeture. Par extension c’est devenu un chiffon, puis un vieux vêtement, et certains l'utilisent pour désigner la serpillière. Traiter quelqu'un de gueille de bonde, n'est pas franchement flatteur et sous-entend vaguement qu'il est porté sur la bouteille. Si, enfin, vous avez un peu trop abusé du Bordeaux et que vous vous sentez vacillant, rien ne vous empêche de déclarer que vous avez les jambes en gueille de bonde, tout le monde comprendra, enfin ici !! Pardon, pas ici, de l'autre côté de l'estuaire ! Car en Charente-Maritime le terme peut être connu mais n'est pas courant.
Ici, disais-je fort à propos ! Voilà pourquoi cette photo prétexte appelait l'article : ici, c'est le temps de mon enfance, ce temps béni qui vous fabrique, la soixantaine aidant, cette merveilleuse mixture qu'on appelle et célèbre sous le nom de nostalgie.
Et, forcément, pensant à ce concept, j'ai eu une sorte d'éclair que j'ai tenté d'expliquer ensuite à Alter pour lui demander son avis. Forte de ma propre nostalgie, jolie comme il se doit, et douce, et saupoudrée du flou de la mémoire, j'ai regardé l'époque présente, obligatoirement plus crue, puisque plus proche. Et me suis bêtement posé la question « Mais où les jeunes trouveront-ils, seulement armés de ce qui advient en cette époque moderne, matière à se fabriquer des souvenirs sépia ?? ». Tous les poncifs se sont mis à défiler dans ma tête : violence, incertitudes, changement de valeurs, que sais-je encore de tout ce qui effraie les bonnes gens !! Est-il possible que cet aujourd'hui qui parfois nous inquiète et toujours nous dépasse, soit un jour, par la magie du temps, transformé en souvenirs veloutés et paisibles ?
Vous imaginez, je l'espère, la tête d'Alter devant mon salmigondis d'idées confuses. Me voilà donc à tenter de lui expliquer :
- Essaie de te mettre en condition. Tu gardes la nostalgie de ta jeunesse ...
- Non, aucune nostalgie, c'est un temps que je ne regrette pas.
Mince, j'étais mal partie !!
- Bon, reprenons. Si quelqu'un éprouve, pour son jeune âge, une certaine nostalgie, c'est forcément qu'il compare le présent avec un passé, qui, de fait, lui apparaît meilleur. Comment concevoir alors que le présent, qu'on juge moche, puisse paraître un jour regrettable à ceux qui le vivent actuellement et s'en souviendront dans 50 ans ?
Mon Royaume pour une gueille de bonde : Recherchée !!!
Il me faut bien avouer que ces préalables posés, nous n'étions guère avancés dans le raisonnement, et qu'il m'a fallu batailler ferme pour finalement savoir si, oui ou non, la nostalgie n'est plus ce qu'elle était. Et si le présent qui nous semble si rebutant, à nous dont le passé est si beau (!!) sera, à son tour beau quand il sera devenu le passé des jeunes.
Qu'est-ce finalement que la nostalgie sinon des souvenirs d'une banalité totale, des images, des gestes, des paroles, des odeurs qu'on éprouve, le temps passant, une joie douce à répertorier, comme de petits trésors dont on est le seul à connaitre la valeur ? Ou qu'on peut, à la limite, partager avec quelques rares complices « Tu te souviens quand … ? », « Et ce jour où, en classe… ? » ... Rassurante, cette joie des retrouvailles avec soi ou avec quelque proche est une sorte de paradis toujours à portée d'imaginaire. S'y adonner, c'est suspendre le temps, l'angoisse du présent, l'inquiétude du futur et se reposer dans un passé figé, idéalisé, au charme fou. Et puis, en vieillissant, on aime à retrouver le goût de l'enfance ou celui de l'adolescence, de cette période où tout était possible avant que nos horizons ne se réduisent au quotidien. Certains cherchent aussi, la vogue des arbres généalogiques en témoignent, à découvrir leurs ancêtres ou leurs « copains d’avant » ...
En noir et blanc, comme les photos de notre enfance.
La gueille façon Warhol, cela sonne bien « années 50 » !!
D'avant quoi ? car si le passé nous semble si merveilleux, c'est le fruit d'un illusion, purement émotionnelle. Comme la quête d'un amour perdu, celui dont nous comblaient nos parents quand nous étions petits, une attitude un peu infantile, un espoir de consolation pour accepter le manque, la perte. Alors on se construit des souvenirs, soigneusement édulcorés, consciencieusement embellis et jalousement magnifiés. Au risque de sombrer dans la mélancolie ! Alors oui, conçue ainsi, la nostalgie restera ce qu'elle était, un refuge, un havre de douceur perdue, un idéal à jamais disparu, et ce, quelle que soit la nature des souvenirs qu'on y cultive !! Nos parents (nés dans les années 1920) regrettaient eux aussi une jeunesse où ils avaient été pauvres, où ils avaient eu faim, connu la guerre et la peur. Nos enfants regretteront ce temps présent qui pourtant nous semble bien inquiétant et dépourvu d'attraits !