VENISE
Après son séjour romain, Canaletto rentre "chez lui" et le passage de la peinture scénique et du caprice archéologique à la vue de Venise est immédiat et naturel. Dans ses premières vues de Saint-Marc ou du Grand canal, exécutées peu après son retour de Rome en 1720, il compose ses sujets topographiques avec la même liberté que celle qui guidait son pinceau dans les caprices, avec un goût spontané pour les contrastes entre les masses d'ombre et de lumière.
Venise, Place Saint-Marc - 1721 -
Vaduz-Vienne, Liechtenstein, collections princières
Jusque là, rien de très original et c'est ainsi que ses contemporains, Giambattista Piazzetta ou le jeune Tiepolo s'expriment. En revanche, il va peu à peu, à la suite de longues expérimentations qui durent de 1723 à 1730, mettre au point une méthode rationnelle de composition de ses perspectives urbaines pour aboutir à la construction de l'image de Venise qui le rendra célèbre dans l'Europe entière. Tout en tenant compte des théories scientifiques les plus en pointe - notamment des découvertes de Newtion sur la composition de la lumière - il laisse d'exprimer son goût pour le caprice et pour la recherche d'harmonie, s'autorisant ce qu'on qualifie de "licence pittoresque". Il représente une ville imaginaire, ou plutôt idéale, minutieusement observée et décrite, mais "arrangée" de façon à, paradoxalement, renforcer "la vraisemblance générale de l'oeuvre finie".
Venise, la Grand Canal vers le nord-est, du palazzo Balbi au ponte du Rialto - 1723
Cette toile de 1723 est sa première vue importante du Grand Canal : l'atmosphère marine de Venise est rendue ici avec force grâce au contraste entre le ciel menaçant et l'eau tranquille et au clair-obscur qui en souligne la profondeur de la plus grande artère de la ville. À l'arrière-plan, une éclaircie vient souligner la profondeur de la composition, guidée par les lignes de fuite qui suivent les rives du canal. Le palazzo Balbi clôt la composition à gauche par sa façade imposante et l’œil est invité, après avoir batifolé sur l'animation du premier plan où les gondoles jouent entre lumière et ombre, à parcourir l'immense avenue jusqu'au Pont du Rialto, au-delà duquel on reconnait l'église San Bartolomeo et la Basilique San Giovanni et Paolo. Le ciel, parsemé de nuages gris, un peu chargé, offre le contraste d'un bleu parfait qui jurerait avec le vert émeraude de l'eau qu'il n'en constituait pas l'évidente continuité.
Venise, le Grand Canal avec l'église San Geremia, le palazzo Labia et l'accès au Cannaregio - 1731 - Vaduz-Vienne, Liechtenstein, collections princières
Venise, le Grand Canal avec l'église San Geremia, le palazzo Labia et l'accès au Cannaregio - 1736-1738 - National Gallery de Londres
Ces deux tableaux qui représentent le même endroit de Venise (la confluence entre le Grand Canl et le canal de Cannaregio sont représentatifs de son évolution. Le premier, daté de 1731 fut commandé par le prince Joseph-Wenceslas de Liechstenstein. A gauche, la vue embrasse l'église San Geremia avec son campanile roman, enchâssée dans le palazzo Labia alors que, de l'autre côté du cal de Cannaregio, une suite de palais se prolonge jusqu'aux maisons du Ghetto, au-delà du Ponte delle Guglie. Dans le second tableau de 1736-38, le cadrage est plus large, artificiellement ouvert pour nous permettre de mieux apprécier les palais de droite. La haute façade du Palazzo Querini se reflète dans l'eau alors qu'à côté le palazzo Eno qui a sans doute subi entre temps des travaux de rénovation, éclate de blancheur. En quelques années le peintre passe d'une lumière blonde relevée d'ombres grises à une exécution plus raffinée, plus riche en détails topographiques et servie par une luminosité claire et rosée, aux ombres transparentes.
Venise, les îles de la lagune vues du Campo San Pietro di Castello, avec l'Arsenal
Vers 1725 - Musée Pouchkine à Moscou
Qui correspond parfaitement au goût des collectionneurs britanniques que la protection de Joseph Smith lui assurait comme clientèle. Joseph Smith (vers 1674-1770) était un banquier anglais, marchand, éditeur et collectionneur très cultivé qui fut consul britannique à Venise de 1744 à 1760. Pourtant c'est dès 1722-1723 qu'il passa sa première commande à Canaletto pour sa collection personnelle. Et il devint très vite le principal mécène du peintre, mais aussi son "agent" puisqu'il lui trouvait des clients et le "surveillait" en lui imposant des délais.
Venise, la Place Saint-Marc et la Piazetta vers le sud
vers 1740 - Rome Palazzo Barberini
Il édita même une sorte de catalogue le prospectus Magni Canalis Venetiarum (1735 et 1742), orné de reproductions gravées des œuvres de Canaletto, permettant aux acheteurs potentiels de choisir leurs sujet, ce qui facilitait les commandes et contribuant grandement à la renommée du peintre auprès de ses compatriotes. Canaletto, pour satisfaire ces anglais, apporte encore plus de précision à la topographie, à l'architecture et soigne particulièrement le rendu de la lumière (1).
Donc jusqu'à son départ pour Londres, Canaletto croque et peint sa ville avec fougue, peaufinant les motifs, soignant les mises en scène et améliorant sans cesse ses schémas. Il va même jusqu'à l'idéaliser à la demande d'un client en peignant le Pont du Rialto tel que Palladio l'avait conçu, alors que ce n'est pas son projet qui avait été retenu.
LONDRES
LONDRES
Londres, le Pont de Westminster vu du nord, avec le défilé du lord(maire, le 29 octobre 1746
1746-1747 - New Haven, Yale center fort British Art
Au milieu des années 1740, la guerre de Succession d'Autriche perturbe la circulation du Grand Tour et tend à réduire la clientèle de Canaletto : les anglais préfèrent éviter Venise. Il décide alors de se rapprocher de ses acheteurs, et, aidé par Smith qui l'introduit au sein d'un réseau d'aristocrates britanniques, il part s'installer en Angleterre. Il trouve là des fervents de la Serenissime et de l'architecture palladienne, qui admirent aussi la "république patricienne"à la vénitienne qui correspond à leur propre conception d'une monarchie contrôlée par la noblesse.
Warwick Castle, la façade est - 1752
Burmingham museum
Les commandes affluent, malgré la cabale qu'organisent contre lui ses "collègues" anglais qui, forcément, prennent ombrage des commandes qu'il s'approprie. Ils prétendent qu'il n'est pas Canaletto mais son neveu, Bellotto, voire même un vulgaire imposteur et il doit organise des séances de peinture en public pour prouver son identité et son talent.
Ce séjour anglais qui met le peintre en contact avec de nouveaux paysages, ou avec la lumière de la Tamise, va le conduire à modifier sa palette et sa touche. Il adopte, pour mieux capter l’atmosphère et l’esprit de l’Angleterre, de nouvelles solutions picturales.
Château d'Alnwick
Et forcément, il change de registre : il peint Londres et la campagne anglaise. Par exemple le château d'Alnwick, bastion contre les incursions écossaises au Moyen Âge et en ruine quand son propriétaire, Sir Hugh Smithson décide de le transformer en une somptueuse résidence estivale de style néogothique. Pour conserver un souvenir de son aspect avant travaux, il commande une vue du château médiéval à Canaletto qui le peint recouvert de touffes d'herbes entre les créneaux, au sein d'une nature sauvage. Une toile qui annonce le goût romantique et "pittoresque" qui plaira tant aux anglais par la suite. On pense que le ventripotent personnage vêtu de rouge au centre de la toile pourrait bien être un portrait du commanditaire.
Après un séjour de près de dix ans en Angleterre, Canaletto revient dans sa ville natale en 1755 ou 1756 et ne se déplacera plus. Les oeuvres exécutées après son retour de Londres illustrent les nouveaux centres d’intérêt du peintre et surtout, sa réponse au nouveau climat artistique de Venise, où Francesco Guardi (1712-1793) commence à percer, modifiant le goût des commanditaires. Le marché de l'art a changé : après la fin de la Guerre de Succession en 1748, le contexte international s'est appaisé et les clients étrangers ont recommencé à affluer. Profitant de l'absence du maître, plusieurs nouveaux peintres ont émergé pour satisfaire la demande et le goût a évolué. Toujours à la recherche de nouveaux effets lumineux et atmosphériques, Canaletto se remet à réaliser des caprices, comme au début de sa carrière. Il utilise un pinceau plus léger et plus fluide et sa peinture se fait plus poétique, plus lyrique.
Ces tableaux de fantaisie, exécutés durant les 10 dernières années de sa vie, sont des paysages de pure invention, évoquant la lagune sous des lumières lunaires, matutinales ou crépusculaires. On y retrouve parfois des éléments d'architecture gothique, souvenirs de son séjour en Angleterre (comme dans ce Caprice avec une tombe où pointent trois flèches anachroniques au-dessus de ruine romaines). Il s'inspire souvent de ses carnets de dessins anciens.
Par exemple, en 1742, Canaletto s'était rendu dans le bourg agricole et commercial de Dolo, lieu de villégiature des vénétiens sur le Brenta. Il y réalise une série de dessins dont certains prendront place dans les Vedute altre paese da o luoghi altre ideate (Vues d'après nature ou inventées), livre d'eaux-fortes publié en 1744. Le dessin de l'écluse de Dolo sera réutilisé à trois reprises par le peintre pour réaliser des tableaux comme celui-ci qui figure ci-dessus, peint, quant à lui, vers la fin de sa vie, en 1763.
Malgré la concurrence, et sans doute grâce à son inventivité et à l'évolution de son style, Canaletto reste un maître incontesté par ses contemportains. Pourtant ce n'est qu'en 1763 que Canaletto est, enfin, élu à l’Académie de Venise (Accademia veneziana di pittura e scultura). Son élection est difficile : un premier scrutin, le 16 janvier, ne réunit pas le nombre de voix nécessaires. Le deuxième scrutin, le 11 septembre, ne doit son succès qu'à l'appui d'Antonio Visentini. L'Académie méprise un peu le genre védustiste, considéré comme un art mineur. Pourtant, le tableau présenté pour son élection, Perspective avec un portique, a un grand succès. Il en existe un grand nombre de répliques, et il sera même exposé en 1777 sur la place Saint-Marc « pour honorer son auteur ».
Le dernier dessin connu de Canaletto date de 1766, et représente un groupe de musiciens chantant dans l'église Saint-Marc. Fièrement le peintre inscrit près de sa signature : « anni 68, cenzza ochiali, anno 1766» (fait à l'âge de 68 ans, sans lunettes, en l'an 1766). Ensuite, on n'a plus de traces certaines de son activité, même s'il est vraisemblable qu'il ait continué à peindre jusqu'à sa mort. Elle survient le 19 avril 1768, entouré de sa famille, après une « maladie longue et douloureuse », comme le note le chroniqueur Pietro Gradenigo dans ses annales, les Notatori . Il meurt dans sa maison de la Corte della Perina qui existe toujours, et est enterré dans l'église de San Lio à Venise ; la tradition veut que sa tombe se trouve sous le pavement de la chapelle Gussoni du XVe siècle dans l'église San Lio.
Venise, Campo San Giacomo di Rialto - Vers 1758-1760
Collection David Lachenmann
Après un séjour de près de dix ans en Angleterre, Canaletto revient dans sa ville natale en 1755 ou 1756 et ne se déplacera plus. Les oeuvres exécutées après son retour de Londres illustrent les nouveaux centres d’intérêt du peintre et surtout, sa réponse au nouveau climat artistique de Venise, où Francesco Guardi (1712-1793) commence à percer, modifiant le goût des commanditaires. Le marché de l'art a changé : après la fin de la Guerre de Succession en 1748, le contexte international s'est appaisé et les clients étrangers ont recommencé à affluer. Profitant de l'absence du maître, plusieurs nouveaux peintres ont émergé pour satisfaire la demande et le goût a évolué. Toujours à la recherche de nouveaux effets lumineux et atmosphériques, Canaletto se remet à réaliser des caprices, comme au début de sa carrière. Il utilise un pinceau plus léger et plus fluide et sa peinture se fait plus poétique, plus lyrique.
Caprice avec une tombe près de la lagune - Vers 1760-1765
Florence, Galerie des Offices
Ces tableaux de fantaisie, exécutés durant les 10 dernières années de sa vie, sont des paysages de pure invention, évoquant la lagune sous des lumières lunaires, matutinales ou crépusculaires. On y retrouve parfois des éléments d'architecture gothique, souvenirs de son séjour en Angleterre (comme dans ce Caprice avec une tombe où pointent trois flèches anachroniques au-dessus de ruine romaines). Il s'inspire souvent de ses carnets de dessins anciens.
L'écluse de Dolo sur le Brenta - Vers 1763
Musée de Budapest
Venise, le Bucentaure de retour au môle, le jour de l'Ascension - 1760
Malgré la concurrence, et sans doute grâce à son inventivité et à l'évolution de son style, Canaletto reste un maître incontesté par ses contemportains. Pourtant ce n'est qu'en 1763 que Canaletto est, enfin, élu à l’Académie de Venise (Accademia veneziana di pittura e scultura). Son élection est difficile : un premier scrutin, le 16 janvier, ne réunit pas le nombre de voix nécessaires. Le deuxième scrutin, le 11 septembre, ne doit son succès qu'à l'appui d'Antonio Visentini. L'Académie méprise un peu le genre védustiste, considéré comme un art mineur. Pourtant, le tableau présenté pour son élection, Perspective avec un portique, a un grand succès. Il en existe un grand nombre de répliques, et il sera même exposé en 1777 sur la place Saint-Marc « pour honorer son auteur ».
Le dernier dessin connu de Canaletto date de 1766, et représente un groupe de musiciens chantant dans l'église Saint-Marc. Fièrement le peintre inscrit près de sa signature : « anni 68, cenzza ochiali, anno 1766» (fait à l'âge de 68 ans, sans lunettes, en l'an 1766). Ensuite, on n'a plus de traces certaines de son activité, même s'il est vraisemblable qu'il ait continué à peindre jusqu'à sa mort. Elle survient le 19 avril 1768, entouré de sa famille, après une « maladie longue et douloureuse », comme le note le chroniqueur Pietro Gradenigo dans ses annales, les Notatori . Il meurt dans sa maison de la Corte della Perina qui existe toujours, et est enterré dans l'église de San Lio à Venise ; la tradition veut que sa tombe se trouve sous le pavement de la chapelle Gussoni du XVe siècle dans l'église San Lio.
À suivre
Canaletto à l'Hôtel de Caumont, Aix en Provence (3) : Technique et suiveurs
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Note :
(1) Smith possédait une cinquantaine de toiles de Canaletti et environ 140 dessins, mais aussi des oeuvres de Carlevarijs ou de Ricci. Il vendit sa collection au roi Georges III en 1762, faisant ainsi de la Royal Collection la plus importante collection de toiles de Canaletto au monde.
Note :
(1) Smith possédait une cinquantaine de toiles de Canaletti et environ 140 dessins, mais aussi des oeuvres de Carlevarijs ou de Ricci. Il vendit sa collection au roi Georges III en 1762, faisant ainsi de la Royal Collection la plus importante collection de toiles de Canaletto au monde.