Encore une phrase glanée au détour d'une émission qui m'a heurtée et qui vous vaut, patients lecteurs, un petit coup de plume. C'était les informations et l'on avait invité la présidente de la Ligue contre la violence routière, pour parler du dérapage des chiffres en matière de morts sur la route. Ceux de février 2015 sont en hausse, comme le furent ceux de janvier, et avant eux la tendance globale de 2014. Et nos braves journalistes avaient, du moins pour les deux derniers mois, une explication toute prête : les forces de police, mobilisées à la suite des attentats de janvier, pour des taches plus graves de lutte anti-terrorisme, ne seraient plus assez nombreuses pour surveiller nos routes.
On avait donc invité madame Chantal Perrichon, et cette brave dame tentait d'expliquer combien ces tués sur l'asphalte sont importants, inexcusables, et surtout, insupportables. Allez, à une heure de grande écoute, entre la poire et le fromage et coincée entre deux infos insignifiantes, trouver le ton juste qui va faire mouche. Donc cette dame, pour tenter d'expliquer combien il est atroce de voir débarquer un policier ou un maire qui vient vous annoncer qu'un de vos proches s'est tué sur la route, avait trouvé l'argument-massue : "Voyez, disait-elle, combien nous sommes tous touchés et blessés par ce qui s'est passé en Argentine (1), combien nous avons été affectés par le décès de ces personnes si importantes dans notre imaginaire". Et bien, rajoutait-elle, quand on apprend qu'un fils ou qu'une mère vient de succomber lors d'un accident de la route "la douleur est la même, le ravage est absolument identique".
Et là, pardonnez-lui, le sang de votre Michelaise n'a fait qu'un tour : Quoi ?? Comment ?? nous sommes devenus tellement insensibles, tellement imbibés de faits divers qu'il faille, pour nous expliquer ce qu'est la douleur de perdre un proche, faire référence aux émotions superficielles et factices qu'on ressent à l'énoncé des catastrophes qui émaillent le monde ? Mais où en sommes-nous arrivés, d'être obligés, pour comprendre une émotion intime, d'avoir recours à ceux que provoquent la logique émotionnelle et spectaculaire des grands médias audio-visuels ?
Il faut dire que, non contents d'avoir à subir, en direct si possible, tous les avatars des affaires les plus diverses susceptibles de grattouiller nos glandes lacrymales, nos gouvernants, qui ont saisi qu'ils peuvent nous être sympathiques à peu de frais, en étant au diapason, se sont mis de la partie. Sachant que les grands médias audiovisuels sont friands d’« authenticité émotionnelle », ils aiment user de cette logique compassionnelle en multipliant les déclarations en faveur des victimes les plus diverses. C'est ainsi que, régulièrement, les interventions du chef de l’État dans ce domaine font écho aux émissions télévisuelles qui étalent quotidiennement la « subjectivité souffrante ».
Bien sûr, cette faculté à s'émouvoir de tout, au plus haut point, compense l'égoïsme ambiant qui est devenu norme de vie. Notre individualisme crispé, pour qui l’affirmation et l’épanouissement personnels dans le présent deviennent des finalités essentielles, ne nous pousse guère à l'altruisme, il faut bien l'admettre. Le culte de l’ego, le règne de l’image et de la séduction, cette nouvelle « culture narcissique » caractérisée par l’« invasion de la société par le moi » émoussent singulièrement notre capacité à appréhender l'Autre. Alors, nous donnons dans le sentimentalisme, qui rassure et offre, à bon compte, l'impression d'être humains. Nous nous apitoyons, nous nous attendrissons et, du coup, nous nous sentons quelques instants miséricordieux. Nous noyons notre indifférence quotidienne dans des flots d'images émouvantes, nous nous raccrochons aux symboles, petites bougies vacillantes, manifestations "spontanées", et cela nous déculpabilise de notre individualisme forcené.
Mais de là à ne plus être capable de comprendre les émotions les plus simples, comme la douleur de voir mourir un proche, et qu'il faille, pour nous l'expliquer rapprocher l'émotion ressentie de celle que nous avons eue en voyant un hélicoptère écrasé sur quelques personnalités connues, j'ai éprouvé une vraie tristesse. Le dévoiement d'un des plus beaux mots de la langue française me déprime toujours. La compassion, prônée par Bossuet (2), posée par Condorcet comme "vertu républicaine d'humanité", liée à "la connaissance générale des droits naturels de l'homme" (3) est ravalée par notre époque à une réponse instantanée aux sollicitations fluctuantes et fugaces de l'instant. Mais sa puissance, sous différentes formes médiatisées, amplifiée par l'immédiateté des réactions que permet l'internet, serait-elle devenue telle qu'elle nous tiendrait lieu d'affectivité ? D'autres (4) déplorent, à juste titre, la confusion qu'elle engendre entre émotion et analyse : il serait encore plus grave qu'elle remplace en nous la simple faculté d'éprouver les choses au premier degré... comme certains vont, un jour prochain, préférer voir l'éclipse partielle de soleil sur l'étrange lucarne plutôt que de la regarder "pour de vrai". Le "pour de vrai" fait mal, parfois, alors réfugions-nous dans ces déclinaisons rassurantes de frissons par procuration, managés par un chef de l'État qui orchestre le "partage du chagrin" et tant pis si nous y perdons notre âme. Car après tout, un mort seulement, fut-il notre voisin, c'est tout de même moins impressionnant que 10 en Argentine. Et c'est finalement contre cette mithridatisation des émotions, provoquée par le compassionnel exacerbé qui englue notre entendement, qu'essayait, maladroitement, de lutter cette pauvre Chantal Perrichon !
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(1) Accident d'hélicoptère en Argentine du 10 mars 2015... celui de Serbie, survenu quelques jours plus tard et qui fit 7 mots mais sans avoir "la chance" de compter parmi les victimes quelque célébrité, a fait nettement moins parler de lui. Sauf, bien sûr, par ricochet.
(2) Bossuet "Sur l'impénitence finale"
(3) Condorcet Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (Ed° Alain Pons) Flammarion GF 1988, page 230
(4) L'homme compassionnel de Myriam Revault d'Allones parle bien mieux que moi de ce "déferlement compassionnel auquel notre société est aujourd'hui en proie, [et qui] rassemble tous les symptômes d'une grande confusion".
Images "empruntées" ici
Il faut dire que, non contents d'avoir à subir, en direct si possible, tous les avatars des affaires les plus diverses susceptibles de grattouiller nos glandes lacrymales, nos gouvernants, qui ont saisi qu'ils peuvent nous être sympathiques à peu de frais, en étant au diapason, se sont mis de la partie. Sachant que les grands médias audiovisuels sont friands d’« authenticité émotionnelle », ils aiment user de cette logique compassionnelle en multipliant les déclarations en faveur des victimes les plus diverses. C'est ainsi que, régulièrement, les interventions du chef de l’État dans ce domaine font écho aux émissions télévisuelles qui étalent quotidiennement la « subjectivité souffrante ».
Bien sûr, cette faculté à s'émouvoir de tout, au plus haut point, compense l'égoïsme ambiant qui est devenu norme de vie. Notre individualisme crispé, pour qui l’affirmation et l’épanouissement personnels dans le présent deviennent des finalités essentielles, ne nous pousse guère à l'altruisme, il faut bien l'admettre. Le culte de l’ego, le règne de l’image et de la séduction, cette nouvelle « culture narcissique » caractérisée par l’« invasion de la société par le moi » émoussent singulièrement notre capacité à appréhender l'Autre. Alors, nous donnons dans le sentimentalisme, qui rassure et offre, à bon compte, l'impression d'être humains. Nous nous apitoyons, nous nous attendrissons et, du coup, nous nous sentons quelques instants miséricordieux. Nous noyons notre indifférence quotidienne dans des flots d'images émouvantes, nous nous raccrochons aux symboles, petites bougies vacillantes, manifestations "spontanées", et cela nous déculpabilise de notre individualisme forcené.
Mais de là à ne plus être capable de comprendre les émotions les plus simples, comme la douleur de voir mourir un proche, et qu'il faille, pour nous l'expliquer rapprocher l'émotion ressentie de celle que nous avons eue en voyant un hélicoptère écrasé sur quelques personnalités connues, j'ai éprouvé une vraie tristesse. Le dévoiement d'un des plus beaux mots de la langue française me déprime toujours. La compassion, prônée par Bossuet (2), posée par Condorcet comme "vertu républicaine d'humanité", liée à "la connaissance générale des droits naturels de l'homme" (3) est ravalée par notre époque à une réponse instantanée aux sollicitations fluctuantes et fugaces de l'instant. Mais sa puissance, sous différentes formes médiatisées, amplifiée par l'immédiateté des réactions que permet l'internet, serait-elle devenue telle qu'elle nous tiendrait lieu d'affectivité ? D'autres (4) déplorent, à juste titre, la confusion qu'elle engendre entre émotion et analyse : il serait encore plus grave qu'elle remplace en nous la simple faculté d'éprouver les choses au premier degré... comme certains vont, un jour prochain, préférer voir l'éclipse partielle de soleil sur l'étrange lucarne plutôt que de la regarder "pour de vrai". Le "pour de vrai" fait mal, parfois, alors réfugions-nous dans ces déclinaisons rassurantes de frissons par procuration, managés par un chef de l'État qui orchestre le "partage du chagrin" et tant pis si nous y perdons notre âme. Car après tout, un mort seulement, fut-il notre voisin, c'est tout de même moins impressionnant que 10 en Argentine. Et c'est finalement contre cette mithridatisation des émotions, provoquée par le compassionnel exacerbé qui englue notre entendement, qu'essayait, maladroitement, de lutter cette pauvre Chantal Perrichon !
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(1) Accident d'hélicoptère en Argentine du 10 mars 2015... celui de Serbie, survenu quelques jours plus tard et qui fit 7 mots mais sans avoir "la chance" de compter parmi les victimes quelque célébrité, a fait nettement moins parler de lui. Sauf, bien sûr, par ricochet.
(2) Bossuet "Sur l'impénitence finale"
(3) Condorcet Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (Ed° Alain Pons) Flammarion GF 1988, page 230
(4) L'homme compassionnel de Myriam Revault d'Allones parle bien mieux que moi de ce "déferlement compassionnel auquel notre société est aujourd'hui en proie, [et qui] rassemble tous les symptômes d'une grande confusion".
Images "empruntées" ici