"Ce travail m'a coûté quatre ans de labeur assidu et exclusif. La chapelle représente le résultat de toute ma vie active. Je la considère comme étant, malgré ses imperfections, mon chef-d'oeuvre."
Une fois n'est pas coutume : j'ai envie de vous parler aujourd'hui d'un haut lieu touristique qui n'a nullement besoin de mes malheureuses petites considérations pour être célébré par la toile. Mais si je le fais, malgré l'interdiction légitime d'y faire des photos et l'abondante documentation déjà disponible sur le sujet, c'est plus pour vous parler de l'homme qui a réalisé cette oeuvre pénétrante, et de l'extraordinaire histoire de sa construction.
En 1941, Matisse est opéré d'un cancer intestinal et alors qu'il est convalescent à Nice, il se remet, non sans peine, à la peinture. Mais son état exige à ses côtés la présence constante d'une infirmière, pour les soins corporels, pour l'aider dans son travail, puis, plus tard pour accompagner ses sorties. En 1942, il passe donc dans le journal local une petite annonce : "L'artiste, Henri Matisse, cherche une infirmière de nuit, jeune et jolie".
Monique Bourgeois, dont la famille était ruinée par la guerre, a besoin d'argent, s'est installée à Nice pour chercher du travail, elle est alors étudiante en première année pour devenir infirmière. Avertie par le bureau des infirmières, elle se présente au Régina où loge l'artiste, et elle est reçue par son assistante et secrétaire Lydia Nikolaevna Delectorskaya. Engagée, les débuts ne sont pas très "causants" : elle soigne son patient selon les instructions de Madame Lydia, et lui tient compagnie durant ses insomnies. Matisse observe Monique, lui demande de lui faire la lecture, refuse qu'elle lui lise certains ouvrages pris dans sa bibliothèque "Non, ce n'est pas pour vous, ça !" et, petit à petit, le contact s'établit entre eux. Il l'interroge sur sa famille, lui parle un peu de lui et, un jour, lui montre ses peintures, lui demandant ce qu'elle en pense. Et la jeune femme, nature et spontanée "J'aime beaucoup les couleurs mais le dessin, pas trop !". Matisse est ravi : "Au moins vous, vous ne me dites pas Cher Maître c'est ravissant, quand vous pensez le contraire !", et se plaît à raconter l'anecdote à ses amis. D'ailleurs, Monique peint un peu, alors il lui demande à voir ce qu'elle fait, lui donne des conseils, lui apprend la perspective, avec beaucoup de gentillesse.
Plus tard, quand il peut enfin sortir, elle l'accompagne, d’abord à pieds, mais il est un peu lourd à soutenir, alors il loue une voiture ! Une fois son engagement terminé, la jeune fille continue ses études d'infirmière et un jour elle reçoit un coup de fil de Matisse qui lui demande de venir poser pour lui. Elle est surprise, elle à qui on disait à la maison qu'elle était laide, poser ? Madame Lydia l'accueille et lui fait choisir une robe dans "la pièce à chiffons" : le maître a demandé qu'elle porte une robe sans manche, laissant ses bras découverts, des bras ronds et potelés qu'il reproduira souvent. Il parle d'ailleurs de la "masse splendide de [ses] cheveux" et de ses "bras en fuseau où l'on ne voit aucune articulation" . On lui ajoute quelques faux bijoux, et la pose commence.
Le tableau fini, il ne plaît pas à la jeune fille : elle avait vu le peintre travailler, effacer, retoucher et pensait naïvement qu'il faisait d'elle un "beau portrait", classique, ressemblant. Elle est déçue, certes elle se reconnaît, mais elle ne trouve pas ce tableau très beau, et le dit au peintre... qui lui rétorque que s'il suffisait de "faire ressemblant" une photo ferait mieux l'affaire !
Par la suite, le peintre fera d'elle 4 peintures et beaucoup de dessins, les rendez-vous de pose continuent : pas question d'être en retard, et il fallait se laver la tête avant de venir pour avoir de beaux cheveux souples !! Un jour Monique, pour faire enrager Matisse, menace de se couper les cheveux. Avec elle, l'artiste est joyeux, il la taquine : pour la jeune fille, c'est un havre de paix, elle s'ouvre au monde et découvre l'art sous une forme moins conventionnelle. Pourtant, Nice souffre de la guerre, on a beau arracher les fleurs pour planter des carottes, ou échanger des bouteilles de vin pour du lait, on a faim. Et Matisse, qui trouve "qu'il manque du monde au balcon", donne à Monique des tickets, du lait, du sucre !
Elle va le voir, il lui demande de l'aider en lui préparant les papiers colorés qu'il découpera ensuite, pour ses collages (pour Jazz en particulier). : elle en peint de kilomètres de toutes les couleurs, et souvent, elle pose de nouveau pour lui.
Mais à l'insu de l'artiste, Monique a développé une vocation religieuse : fin 43, elle quitte Vence avec l'intention de rentrer au couvent de dominicaines de Monteil. Elle y pensait, de loin en loin : mais après sa tuberculose, les médecins ne lui donnent pas cher de sa santé. Plutôt que de mener une vie courte mais banale, voire ratée, elle décide de se "donner à plein" et de sublimer son quotidien : elle entrera au couvent.
Matisse le prend très mal : il la traite de folle, lui dit qu'il aurait voulu lui faire travailler le dessin, il lui propose même de lui donner de l'argent. Rien n'y fait et Monique apprend plus tard que, contrarié en diable, Matisse n'a pas travaillé pendant 2 ou 3 mois après son départ vers le noviciat. S'ensuit un échange de lettres "passionnées" : il lui dit que, bien que leurs trajectoires soient différentes, ils restent proches dans leurs aspirations "J'ai, comme vous, toutes mes forces portées vers le même horizon spirituel, et mon effort ne diffère qu'apparemment du vôtre. Vous savez comme je travaille. Nous avons des routes qui se côtoient dans la même région spirituelle". Il s'inquiète de son avenir "Dessinez-vous encore ? Et votre santé ? Vous avez besoin de ménagement". Puis il se soumet "Croyez aux souhaits que je forme ardemment pour la réalisation de votre idéal".
Monique, devenue soeur Jacques-Marie, continue à lui écrire. Un jour, toujours aussi directe, elle lui déclare que, malgré tout ce qu'ils avaient partagé, quelque chose d'important les sépare maintenant, les sacrements.
Le sang de Matisse ne fait qu'un tour : il est furieux, sa réponse fait 10 pages, débordantes, remplies de mots raturés, de renvois ... "Je n'ai pas de leçon à recevoir au bout de ma vie de sacerdoce, je n'ai pas eu besoin de sacrement pour glorifier la créature tout au long de ma vie... Vous priez pour moi ? Merci ! Demandez à Dieu de me donner, dans mes dernières années, la lumière de l'esprit qui me tiendrait en contact avec lui, qui me permettrait de terminer ma carrière, longue et laborieuse, par ce que j'ai toujours cherché : rendre aux aveugles Sa gloire évidente par nourriture exclusivement terrestre." Il se sent provoqué par la lettre de Soeur Jacques-Marie et tient à faire, à son tour, sa "profession de foi". Et, finalement il lui dit sa reconnaissance d'avoir été "remué" ainsi, ce qui l'a poussé à dire ce qu'il avait au fond de lui, "des choses que je ne formule jamais avec des mots car je n'éprouve pas le besoin de les dire à d'autres."
En 1946, soeur Jacques Marie prononce ses premiers voeux. Elle aurait dû, selon les règles de l'Ordre, être envoyée dans un couvent loin de sa ville d'origine. Et voilà qu'elle est nommée à Vence comme soeur infirmière. Monique et Matisse continuent donc à se voir, et il aime toujours la taquiner : quand il lui offre du thé, alors que la règle interdit à la jeune soeur de boire ou de manger hors du couvent, il se moque d'elle et demande qu'on lui porte la tasse au couvent, afin qu'elle n'enfreigne pas la règle !
Mais il est heureux de la voir : "Lorsque "ma" dominicaine passe à bicyclette sur la route de Saint Janet, on ne pense plus à rien d'autre qu'à la regarder"... "Je viens d'avoir la visite de "ma" religieuse ... c'est toujours une magnifique personne, nous causons de choses et d'autres, sur un certain ton, un peu de douce taquinerie... on y sent un certaine tendresse même inconsciente ... une sorte de flirt, je préfère dire "fleurte" car c'est comme un peu si nous nous jetions des fleurs à la figure, des roses effeuillées, et pourquoi pas ? Rien ne défend cette tendresse qui se passe de mots, et qui est au bord des mots". Même si intéressée dit, 50 ans plus tard, qu'elle le considérait comme un grand-père, il n'y a pas de doute que le peintre a eu pour elle un sentiment tendre, qu'il a su sublimer en une amitié rare, et précieuse pour eux deux.
Au foyer Lacordaire, la chapelle était installée dans un vieux garage, tout petit, au toit percé et à moitié débarras. Peu de temps avant de mourir, la sacristine a même promis à soeur Jacques Marie de "s'occuper" de la chapelle, la-haut !! Et cette dernière, alors qu'elle vieille la soeur décédée, se met à dessiner une Assomption qu'elle montre à Matisse lors d'une prochaine visite.
Enthousiasmé, il déclare qu'il faut en faire un vitrail, à installer dans la future chapelle ! Il y revient sans cesse mais les soeurs ne veulent pas en entendre parler. Le frère Ressiguier, qui se reposait chez les dominicaines de Saint Paul de Vence, demande ce qu'il pourrait visiter dans le région. La supérieure de Lacordaire lui suggère d'aller voir Matisse, et l'introduit en le présentant comme un architecte venant pour la construction de la chapelle. Il mesure le terrain à grandes enjambées, puis va voir le peintre : deux heures plus tard, il est de retour "Soeur Jacques, la chapelle est prête et c'est Matisse qui fait les vitraux !". La supérieure ne le prend pas comme cela, et refuse carrément. Elle n'en parle à personne et décide d'enterrer l'affaire. C'est mal connaître l'artiste ...
C'est ainsi que la prieure générale de l'Ordre l'apprend par les journaux, car Matisse ne renonce pas. Le père Couturier, ce dominicain théoricien de l'art, qui fut l'un des principaux acteurs du renouveau de l'art sacré en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, doit s'en mêler pour venir à bout des réticences de la supérieure de Vence, à qui sa hiérarchie impose la construction de la chapelle.
La première pierre est posée en décembre 1494. Mais l'entreprise, qui durera 4 ans, est semée d'obstacles innombrables : la supérieure prend très mal le rôle de muse que les médias attribuent à soeur Jacques Marie et s'obstine à lui mettre des bâtons dans les roues : jalouse ou gardienne de la tranquillité de l'ordre, elle mène la vie dure à la pauvrette.(1)
Mais Monique a du caractère, et elle s'accroche ! Pour Matisse lui-même, elle est l'initiatrice et l'inspiratrice de cette oeuvre à laquelle il va consacrer toute son énergie durant quatre ans. Elle sert de liaison entre l'artiste, la communauté, les artisans et même le public. Elle participe activement à l'avancée du projet, depuis la réflexion conceptuelle jusqu’à la réalisation technique de nombreux projets. Elle réalise une maquette au 10ème, et dès lors, Matisse s'occupe de tout : depuis les plans initiaux, en passant par toutes les études nécessaires pour sa réalisation, aucun détail n'échappe à son attention.
Il se plonge corps et âme dans le projet : il le considère comme le point culminant de sa carrière. Il prévoit le mobilier, la décoration, les vêtements liturgiques, la couleur des tuiles, la sacristie, les bénitiers, les boutons de porte ... tout passe par ses mains. Et c'est ce qui est émouvant dans cet endroit : l'unité conceptuelle est totale et palpable. De même qu'y est palpable l'éblouissante aventure amoureuse qui la sous-tend : quoique les journaleux de tous bords aient voulu sous-entendre, la relation entre ces deux-là est restée pure, il n'est qu'à voir le regard clair de Soeur Jacques Marie dans l'enregistrement qui m'a servi pour établir ce récit. Ses éclats de rire, les ombres qui parfois traversent son récit, son regard amusé et candide sont autant de preuves de sa totale honnêteté morale. Elle sait, et elle ne le nie pas, que Matisse l'a aimée, comme un homme de 80 ans peut aimer une toute jeune femme, franche, spontanée, limpide et plutôt jolie. Il l'a aimée aussi comme un modèle, lui qui disait de celles qui posaient pour lui : "C'est le foyer de mon énergie."
Cela a été une bénédiction, sans jeu de mot, que de voir cette gamine qui, jusque là, ne faisait que l'émoustiller, rentrer dans les ordres. Il s'est senti interpellé jusque dans son fondement, il a été piqué, puis fouetté par ce challenge. Lui qui disait à Monique en 1945 "Je ne vis que pour la lumière", va construire pour son ordre l'oeuvre de sa vie, ce n'est pas un retour à la foi de son enfance, c'est un hymne d'amour à la création, à ses merveilles, c'est un aboutissement, c'est une élévation de l'âme vers laquelle il s'est senti inexorablement attiré par l'entrée dans les ordres de son charmant petit modèle. Il n'a pas voulu être en reste, ni à ses yeux, ni à ceux du Créateur !
C'est un dieu solaire, ressuscité, transfiguré par le voyage "aux antipodes", par le chemin de la vieillesse à la mort transfiguré par l'éblouissant éclat de la jeunesse de Soeur Jacques Marie, qui trouve asile dans la chapelle de Vence. Et s'y déploie, chaque jour, à chaque heure, pour la plus grande émotion des visiteurs. Il faut voir la lumière jouer sur le blanc des carreaux, marqué de quelques traits noirs pour faire forme, il faut suivre l'évolution des rayons jaunes, bleus et verts sur le sol dénudé, il faut sentir cette vibration unique qu'on ne ressent qu'en cet endroit pour se convaincre que cette histoire d'amour est digne des plus grands mythiques : un dépassement de soi, pour l'autre, à la plus grande gloire de Dieu.
Source : le DVDUn Modèle pour Matisse : histoire de la chapelle du Rosaire à Vence - DVD de Barbara Fredd - ULM 2007 - 67 minutes - A recommander chaudement -
La réalisatrice Barbare Freed, productrice et scénariste, est professeur d'études françaises à l'Université Carnegie Mellon de Pennsylvanie. Elle a enseigné plusieurs années en France et y a réalisé de nombreux projets artistiques et académiques dont ce film "Un Modèle pour Matisse". Les récompenses du documentaire : Ce film a reçu de nombreuses récompenses : - Meilleur documentaire - Avignon/ New York Film Festival - Meilleur film pour la Télévision - International Festival of films on art. Le témoignage exceptionnel de Soeur Jacques-Marie sur une collaboration spirituelle et esthétique unique dans l'histoire de l'art entre Matisse et son modèle.
(1) Elle n'aura même pas l'autorisation d'assister aux obsèques du peintre en 1954, ce qui a été pour elle une peine immense.