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LA COLLECTION PEARLMAN A AIX : Une curiosité (4)

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A coté des tendances lourdes qui indiquent clairement les goûts de Monsieur Pearlman pour Soutine, Modigliani et Cézanne, entre autres, la collection présente quelques œuvres atypiques, dont certaines sont carrément anecdotiques. Il s'agit d'une très grande toile (près de 4 mètres de long) de Toulouse Lautrec, pas forcément très belle et encore moins caractéristique du peintre, mais dont l'histoire mérite qu'on la conte. Le Bois Sacré est, en fait, une copie satirique du Bois sacré cher aux Arts et aux Muses, réalisé par Puvis de Chavanne.


Le peintre symboliste y décrit la forêt mythologique habitée par les déesses de l'art et de l'inspiration, vêtues de toges à l'antique et s'ébattant dans une clairière lumineuse au bord d'une rivière dorée par le soleil couchant. Au cente un portail de marbre dresse ses colonnes corinthiennes, et de part et d'autre saules et lauriers animent la composition, fermée par un horizon sombre de roches fortement découpées. L'oeuvre était destinée au décor mural du musée des Beaux-Arts de Lyon, la ville natale du Puvis, et il en présenta une version réduite, à l'huile, au Salon de 1884. c'est là que Toulouse-Lautrec la vit, et, accompagné de quelques galopins de son espèce, élèves comme lui de l'atelier de Fernand Cormon, décida d'en faire cette copie espiègle, voire franchement irrespectueuse.

La toile de Lautrec est une blague de collégiens, et, attribuée à l'albigeois, elle fut en réalité réalisée par toute une joyeuse équipe, en deux jours seulement "Nous fîmes ça [...] chez Cormon pour nous amuser ; une partie de ceux de l'atelier y travailla", déclara l'auteur lui-même quelques années plus tard. Quoique de qualité moyenne et plutôt mal conservée (faite comme une pochade, la toile ne fut pas préparée et l'ensemble présente des faiblesses naturelles), la peinture des vilains garnements reprend les couleurs pastels et la disposition en aplats de la touche du modèle. On pourrait croire à première vue voir le bois onirique de Puvis de Chavanne, mais en y regardant de plus près, on remarque quelques fantaisies surprenantes. 


Les jeunes peintres ont bien repris au centre, quoiqu'en simplifiant les moulures, corniches et chapitaux, la construction classicisante de la peinture initiale. Mais ils l'ont décorée d'une horloge, pour le moins bizarre dans ce séjour sacré, horloge indiquant 9h05. Il semble qu'ils ont voulu fait ici allusion aux 9 Muses, dont la place dans les arts appartient, pour deux, désormais au passé... précisément depuis 5 minutes. Le ton était donné.


La figure des Arts, chez Puvis, vole, accompagnée d'une suivante, et tenant à la main une lyre. On retrouve dans la toile des élèves de Cormon le même couple ailé, mais, surprise, la muse tient maintenant ... un tube de peinture argenté. Les tubes portatifs en étain avaient été inventés par les anglais depuis 1841, et permettaient de préparer les couleurs à l'avance, de peindre sur le motif et d'avoir des teintes stables. Ils ne furent cependant utilisés en France que quelques décennies plus tard, les "anciens" comme Puvis, préférant continuer à employer des vessies de porc pour conserver et transporter leurs pigments. Toulouse-Lautrec et ses amis se posent, face à cet usage dépassé et quelque peu sale, en défenseur ardents de la modernité.


Dans la toile originale, en bas à droite, se tient un éphèbe agenouillé qui tient pieusement, prête à être décernée à l'une des Muses, une couronne de lauriers qui finit de tresser grâce à la cueillette d'un autre jeune homme agrippé aux branches de l'arbuste le plus proche. Chez nos sacripans, nous retrouvons les deux jeunes gens dans la même position mais la couronne de lauriers s'est irrévérencieusement transformée en miche de pain dans laquelle l'éphèbe agenouillé mord à belles dents. Pain qu'on appelle à Lyon, la ville de Puvis, une couronne ! On peut y voir donc, un rappel de la ville du maître, mais aussi, peut-être, une allusion au fait qu'il faut bien vendre sa peinture pour vivre !!


Tout à fait en bas, à gauche, une Muse est assise au pied d'un saule. Chez les joyeux drilles de l'atelier Cormon, elle est en haillons, comme un pauvre bohème de peinte pauvre, et regarde, désolée, une peinture posée sur un chevalet devant elle, affichant un air d'une tristesse infinie. Sur la toile, on peut lire Messonier - Mackay. Ernest Messonier reçut  en 1881 la commande du portrait de l'épouse d'un riche industriel américain, collectionneur de surcroît. Mais lorsque Madame John Mackay vit le résultat final, qui lui déplut fort, elle refuse le tableau et demanda au peintre d'y apporter quelques arrangements. Ce que Messonier refusa avec énergie, la commanditaire refusant à son tour de payer. S'ensuivit un litige, au début des années 1884 et qui fit la une des journaux juste avant l'ouverture du Salon. L'affaire se conclut par l'obligation faite à Madame Mackay de régler et d'accepter le tableau, ce qu'elle fit de mauvaise grâce, l'accrochant, dit la rumeur, dans ses cabinets.


Voilà déjà bien mise à mal l'ambiance bucolique et digne de ce Bois à l'Antique, où l'on se livre à d'étranges moqueries. Mais le sommet de la dérision est atteint quand on découvre, sur la droite du tableau, un véritable cortège d'hommes vêtus de noir qui pénètrent, sans autre forme de procès dans l'aire sacrée. Ces figures du Paris contemporain sont une autre volonté d'affirmer cette modernité que Puvis désavouait si fort. Amis et relations du peintre, on y a identifié des célébrités du monde artistique et politique. On reconnait, nous dit le catalogue, à gauche le peintre Louis Anquetin qui porte une salopette à carreaux et qui était un grand ami de Lautrec. Il a peut-être participé à la farce, étant avec lui dans l'atelier de Cormon. A côte de lui, la tête penchée en avant, se tient le critique Edouard Dujardin, barbe blonde et air recueilli : il se découvre devant  les Arts avec une (feinte?) réverence. Derrière, en chapeau haut-de-forme, est Maurice Barrès qui, dans l'affaire Dreyfus, professera des idées d'extrême-droite violemment antisémites. Il semble discuter avec un moustachu : c'est Léon Bonnat, l'ancien maître de Lautrec, réputé pour sa rigueur et son exigence. Le débat entre les deux hommes semble vif.


Mais tout cela ne serait que roupie de sansonnet s'il n'y avait à cette toile pastiche une touche finale qui fit jaser ! Entre les deux derniers personnage se dresse, de dos, la silhouette contrefaite du peintre lui-même. Mais il n'écoute pas !! Il est en train de se soulager sans vergogne. Terrible symbole qui, au premier degré, rappelle combien la scatologie était souvent délibérément utilisée pour outrer la bourgeoisie et choquer ses valeurs conservatrices. Mais surtout l'albigeois fait ici un pied de nez à l'académisme en peinture et, marquant, au sens propre, son territoire, il affirme haut et fort ses convictions artistiques. Il rejetait, on s'en doute, les tendances allusives et idéalistes de l'art De Puvis, son monde hyper-idéalisé et son inspiration stérile. En urinant dans le Bois Sacré, Lautrec pisse les références anciennes et officielles et proclame sans retenue son goût pour la modernité, oppose le réalisme et le social au symbolisme désuet de son illustre prédécesseur. Il a 20 ans, des ambitions plein la tête, quelques certitudes et une imagination pleine de fougue !
Cette parodie d'une oeuvre reconnue et respectée est, bien sûr, une plaisanterie de potaches, mais elle annonce ce que sera la peinture de Toulouse Lautrec : celle de la vie moderne telle qu'on la vivait à Paris à la fin du XIXe siècle, sans allusions au passé et sans faux-semblants. Une peinture vivante, et non figée, une peinture violente parfois et non d'une sérénité artificielle et atemporelle, une peinture qui saura trouver la beauté dans le sordide et l'humanisme dans la banalité du quotidien.

FIN
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