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MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : CONSTANT LE COLORISTE (2)

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MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : BENJAMIN CONSTANT (1)


La Palette de l'artiste

Admirateur de Delacroix, proche d'Henry Regnault, de Fortuny, citant volontiers Titien, Rembrandt, Rubens, Véronèse et tant d'autres peintres dont il appréciait les talents de coloristes, Benjamin Constant est, on s'en doute, un virtuose de la palette et de la couleur. Lui qui disait des impressionnistes qu'il n'appréciait guère "ces maniaques de la complémentaire, mettant toujours du vert près du rouge, du violet près du jaune [...] voulant faire accroire que l'oeil voit ainsi ; il est à remarquer que les yeux ne voient ainsi que depuis vingt ans ; auparavant les yeux voyaient tout différemment", il maniait avec fougue le mélange des teintes pour des résultats vraiment lumineux. 
Son conservatisme n'en fait pas, notons le, un artiste borné et ses contemporains conventionnels en prennent aussi pour leur grade "Bouguereau n'est donc plus président !... Entre nous, quelle veine !!... Ce gros homme, ce peintre savonneux, à la glycérine, ne représentait pas suffisamment l'Art moderne et donnait raison à la fuite des dissidents. Donc vive Bonnat ! Celui-là est un maitre, un artiste [...]".
Paradoxalement ce "réactionnaire" qui peste fort contre les "modes nouvelles" et défend ardemment l'académisme, fait chanter sa palette et produit des œuvres qui n'ont rien de terne, bien au contraire. 


Le Flammand rose, 1876
Dans un hammam, deux femmes s'amusent à apprivoiser une flamand rose à l'aide d'un fruit. Les robes chamarrées et scintillantes d'or, les coussins et le tapis brodé, l'éventail en plumes d'autruche sont autant de prétexte à décliner des coloris chatoyants. Le mur du fond, dans une gamme de rouge sombre que fait chanter un vert soutenu, met en valeur les fichus bariolés des femmes. Tandis que le plumage de l'oiseau reprend, en plus clair, la teinte brique du décor.

Son emploi de la couleur est sensuel et d'une efficacité rarement prise en défaut. Ses toiles orientalistes, dont la vigueur révèle une vraie joie de peindre, se caractérisent par la splendeur et le brio des effets. D'après une de ses élèves - Julia Haven, une américaine - les trois qualités essentielles chez un étudiant en art sont la sincérité, la volonté et un œil pour la couleur. Et, à propos de cette dernière, le maître disait que c'était "un don du Bon Dieu", qu'aucun enseignement ne pouvait l'apporter à qui en aurait été privé.
Durant sa formation aux Beaux-Arts de Toulouse, il semble accepter un enseignement où la couleur occupe une place secondaire par rapport au souci du rendu anatomique, et se plie aux tonalités soudes préconisées par ses maîtres. Pourtant, dès ses débuts, il ne peut s'empêcher d'introduire dans ses toiles quelques dissonances et de tenter, déjà, de faire chanter les couleurs. Il n'est pas encore très audacieux mais ose user de couleurs primaires pour rompre l'harmonie imposée par l'enseignement académique. Mais très rapidement, il se voit comme l'héritier des grands coloristes du passé et commence à libérer sa palette.


Tête de Maure 1875 et détails
Un vrai festival d'impressions colorées (damned, si Benjamin me lisait il serait furieux !!), brossé à larges traits pour rendre plus aérien le rendu des tissus et des voiles, met en valeur la peau couleur ébène du modèle au regard farouche.

Dès qu'il découvre l'Orient et ses lueurs nouvelles, il devient un vrai jongleur en couleurs, au point que cette dernière semble parfois prendre le pas sur le sujet traité. Un critique de l'époque raille ses "étendards verts, rouges et jaunes, [ses] costumes rouges, jaunes et verts, [son] cheval violet" : on croirait lire un commentaire sur une exposition fauve ! 
Bien qu'affichant une profonde aversion pour l'impressionnisme, il adopte certaines de ses méthodes pour les décors, ou simplement par la rapidité de ses exécutions. "Dans le travail du peintre, très souvent, le temps n'est pas de la conscience mais de l'impuissance". Et s'il cite Van Dyck, Rubens ou Frans Hals pour étayer son affirmation, il ne peut nier à ses concurrents modernes une vraie propension au coup de pinceau efficace. Benjamin Constant travaille vite, avec enthousiasme et en pleine pâte, ce qui entraîne sur certaines toiles quelques craquelures de mauvais aloi, à cause d'un vieillissement mal maîtrisé.


Plus tard, lorsqu'il s'adonne au portrait, il joue encore de ses dons de coloriste et la couleur reste au centre de ses stratégies picturales. Témoin ce portrait en pied d'Emma Calvé, diva du bel canto représentée en Carmen, dans une pose héroïque, corsetée dans une sublime robe pourpre dont la la teinte évoque les rideaux et fauteuils d'opéra.



Il adapte bien sûr son discours coloré au statut de ses modèles : ainsi pour portraiturer Madame Serge von Derwies, il a recours aux codes du portrait d'apparat du XVIIIe siècle : un fond de parc automnal, de bon aloi et une lumière naturelle assez discrète magnifient la tenue saumonée de la comtesse.

Le portrait des deux fils de l'artiste est d'autant plus émouvant qu'il date de 1899, deux ans à peine avant la mort d'Emmanuel, le rêveur de droite. Exécuté de manière informelle, avec des effets de matières dignes de son "maître" Rembrandt, il présente, en touches nerveuses, les deux jeunes gens arborant des poses "bohème". Ils entourent, à peine visible tant il est noir, un jeune chien dont on ne devine que les yeux de charbon et le petit bout de langue rose. Les mains sont très expressives, selon la tradition du portrait hollandais, et quelques touches de couleur, judicieusement placées, viennent éclairer les sobres tenues noires des deux jeunes gens : le rouge de la cravate d'Emmanuel, le rose de la pochette qui s'échappe à droite de la poche de sa veste et l'or du tissu du fauteuil sur lequel André pose sa main. Les carnations, traitées en pleine pâte, sont lumineuses et pourtant bien différentes, soulignées par la ligne carmin des lèvres sensuelles des jeunes modèles.

Et s'il traite certains portraits, plus intimistes, dans des gammes chromatiques plus discrètes, il y fait chanter les noirs, les gris et les bruns à la façon des grands hollandais du XVIIe (Frans Hals ou Rembrandt, qu'il cite souvent à ses élèves).


Mais ce qui est le plus surprenant chez ce champion de la couleur, c'est sa prédilection pour les peintures monochromes et les grisailles, et la façon dont il les réussit. Pas si surprenant d'ailleurs, car c'est parce qu'il sait manier les couleurs qu'il est capable d'exploiter à fond toutes les possibilités artistiques des jeux en noir et blanc : des ombres profondes, une lumière éclatante et parfois quasi surnaturelle, qui lui permettent de mettre en scène des états d'âme, comme dans l'autoportrait en habit d'Académicien qu'il a réalisé pour les Offices, ou l'ambivalence des sentiments, comme dans son inoubliable Salomé.

La thématique orientaliste est ici réduite à quelques éléments (l'or, le cuivre, le brocart des tissus) qui soulignent le savant clair-obscur et renforcent la tension dramatique de la composition. La pose et la blondeur vaporeuse de Salomé, l'air interrogatif qu'elle affecte expriment une cruauté que la présence du maure, sans l'exécuteur des basses oeuvres, dans l'ombre rend encore plus palpable.


À suivre 
MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : CONSTANT, PEINTRE D'HISTOIRE (3)
MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : LA SENSUALITÉ DE L'ORIENT (4)

MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : CONSTANT LE PEINTRE D'HISTOIRE (3)

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MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : BENJAMIN CONSTANT (1)
MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : LE COLORISTE (2)


Presque 7 mètres par 5,36 ... autant vous dire que la petite photo ci-dessus ne rend que très approximativement ce qu'a voulu "démontrer" Benjamin Constant dans cette Entrée du Sultan Mehmet II à Constantinople le 29 mai 1453. Il la présente au Salon de 1876, il a 31 ans et c'est sa 7ème participation. L'année précédent il avait envoyé un sujet ambitieux, déjà vu à Bordeaux, Prisonniers marocains. Mais avec Mehmet II il veut frapper un grand coup et obtenir la médaille d'or, voire susciter l'admiration des Beaux-Arts et l’achat par l'Etat. Il devra se contenter d'une médaille de deuxième classe, et l'Etat achètera bien sa toile mais pour l'envoyer dans sa bonne ville de Toulouse. Le sujet historique était de mise pour obtenir, à la fin du XIXe, la reconnaissance officielle du monde de l'art et le peintre a donc conçu cette toile monumentale aux ambitions évidentes dans cette optique. Le sujet s'inspire à la fois de l'Histoire de l'Empire Ottoman de Joseph von Hammer-Purgstall (il y fallait bien un historien !!) et des motifs ramenés du voyage au Maroc par l'artiste.

Le roi du Maroc allant recevoir officiellement un ambassadeur européen (1885) : le thème classique de l'entrée triomphale ou du cortège passant sous un arc surbaissé. Prétexte pour Constant à un flamboiement mordoré et à une mise en scène envahie de soleil.

La mise en espace de la scène est traditionnelle des œuvres orientalistes : l'arc y tient une place prépondérante, structurant la composition et lui donnant de la profondeur. Mais ici cet arc est particulier à deux égards : tout d'abord ce n'est pas l'arc outrepassé traditionnel, en forme de fer à cheval qui marque normalement l'exotisme. On a ici un arc en plein cintre, du plus pur roman bien chrétien. En effet, deuxième particularité de cet élément d'architecture, ce n'est pas, comme toujours, une porte de ville mais bel et bien la porte d'un sanctuaire chrétien, vraisemblablement Sainte Sophie.


Une travée indique que la troupe rentre dans un monument et non dans une rue. Les chapiteaux typiquement byzantins, en forme de pyramide tronquée et renversée sur la pointe, décorés de motifs géométriques, et surtout la fresque d'une Vierge à l'Enfant qu'on distingue très clairement sur le mur de droite, ne laissent aucun doute quant au caractère sacré du bâtiment envahi par la troupe de Mehmet. Les cadavres chrétiens sauvagement exécutés, trempés de sang montrent la fascination qu'entretenait le XIXe pour la cruauté réelle ou supposée des despotes orientaux. On n'a aucune études préparatoires de ce "monument" mais il est probable que, selon son habitude, Constant ait fait poser des amis car les personnages principaux se caractérisent par une individualisation très marquée, alors que les autres sont laissés dans le flou.


L'exécution, brillante, est rapide : par endroit le fond de préparation reste visible, mais cela donne une légèreté, une aération au sujet qui sont bien dans la manière de l'artiste. Quant à la superbe tache orange de l’étendard des vainqueurs, barré par le vert éclatant d'un oriflamme brandi par le sultan, elle rappelle, s'il en était besoin, la passion du peintre pour la couleur, développée sur l'ensemble du tableau ... où le dessin reste secondaire, - et c'est sans doute ce qui le priva de la médaille d'or - car ce qui compte pour Constant c'est la vibration de la lumière et le flamboiement de la couleur.


Dans Les derniers rebelles (1880), l'arc reprend sa fonction traditionnelle : surbaissé, porte de ville, il n'encadre pas la scène décrite mais lui fournit un fond de bon aloi. Dans la plaine sablonneuse qui s'étend devant la ville, l'armée du vainqueur a pris possession des lieux. L'empereur à cheval, abrité du soleil par un large parasol, est entouré d'officiers superbement vêtus et semble passer en revue les vaincus étendus à ses pieds. Ce sont les chefs des tribus révoltées : les morts sont couchés sur le dos alors que les vivants, sur le sol desquels l’empereur va statuer, sont entravés et couchés à plat ventre, le nez dans la poussière en signe de soumission.


Le peuple, aggloméré en masse compacte le long de la muraille ou grimpé en haut des remparts, contemple avec un calme apparent l'issue du combat. La toile est fort appréciée de la critique (enfin !!) qui souligne "l'air [qui] circule dans cette vaste toile [...], les figures [qui] baignent bien dans l'atmosphère" et souligne que "ces intéressants résultats sont obtenus sans effort visible, simplement par la justesse relative des tons". Nous y revoilà : on admire en Constant son talent à manier la couleur et à en tirer forme ! Un autre explique "le caractère sinistre du sujet forme le plus singulier contraste avec le brio des costumes et les couleurs étincelantes que l'artiste a dû prodiguer pour se conformer à la réalité. C'est, en effet, sur cette antithèse que roule tout le piquant de la scène, qui frappe d'ailleurs beaucoup plus par son allure brillante et pittoresque que par son caractère dramatique". Et tous de souligner que ces Derniers rebelles marquent une étape décisive dans la brillante et très rapide carrière de l'artiste.


Comme nombre de peintres de son époque, Constant s'adonne à la peinture d'histoire mais il la fantasme à son goût. Il s'en justifie ainsi "La foule s'agglutine devant des tableaux qui représentent des événemetns divers, des scènes de bataille, ou des grandes scènes d'histoire ne témoignant même pas des faits. Mais cela n'a que peu ou pas d'importance. La curiosité des foules ne se fonde pas sur une connaissance rigoureuse, et tout ce qui a la forme d'une composition de figures les intéresse." Et, fidèle à sa passion pour la couleur il ajoute "les coloristes, ceux qui travaillent puissamment la pâte, n'ont jamais vu dans le sujet autre chose qu'un moyen de représenter la vie." Il décide donc de s'affranchir du prétexte narratif pour une peinture "pure", de l'art pour l'art. Pour lui, par exemple, les Noces de Cana de Véronèse est peut-être "le plus beau tableau du monde" : et il le définit non comme un tableau d'histoire mais comme une fête vénitienne, une décoration, une apothéose de la couleur. Ainsi son Conspiration (ci-dessus, vers 1886) intègre des personnages incertains d'un point de vue historique dans un décor fastueux de tentures brodées aux riches coloris.

À Suivre
MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : LA SENSUALITÉ DE L'ORIENT (4)

MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : LA SENSUALITÉ DE L'ORIENT (4)

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MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : BENJAMIN CONSTANT (1)
MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : LE COLORISTE (2)
MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : CONSTANT, PEINTRE D'HISTOIRE (3)


"... je me glisse en douce vers la porte où de jeunes esclaves de sexe féminin nous observent. Effrayées tout d'abord par mon arrivée, elles regagnent de l'assurance et m'entourent, mais elles prennent soin de ne pas être vues par leur maître : elles sont belles, avec de grands yeux, des lèvres fermes et la poitrine pleine ; aussi bien les mauresques que les négresses ont les pieds et les bras nus et ornés de bracelets : leur tunique blanche, serrée à la taille par une ceinture brodée d'or, est ouverte sur la gorge. Quand je les regarde, elles se regardent elles-mêmes avec une grâce ingénue, comme pour chercher et apprécier les détails particulier de leur personne que je suis en train d'examiner. Vous sentez qu'elles ne sont pas le moins du monde embarrassées et qu'elles sont dépourvues de toute faculté d'analyse, dépourvues de raison, de volonté, d'âme : ce sont de jolis petits animaux, dont la fonction est de vivre et de déployer, par des gestes lents et rares, les lignes subtiles de leur beauté".

Même s'il semble avéré qu'il put, un jour, glisser un oeil indiscret à l'intérieur d'un harem, Benjamin-Constant eut peu d'occasions d'entrer dans la vie intime des populations marocaines. Ses représentations de l'espace réservé aux femmes sont donc essentiellement fantasmées. Et on conçoit volontiers qu'avec une telle appréciation des femmes de harem, le peintre ne les a pas rendues avec une acuité psychologique intense ! L'intérieur marocain de 1878 (ci-dessus) de 5.27 m par 3.10  s'impose par une myriade de détails exotiques propres à fasciner le visiteur du Salon parisien et à alimenter ses fantasmes érotiques, en toute discrétion et selon une bienséance parfaite.


Un rayon oblique de soleil oriental, presque cru, pénètre dans la demeure baignée d'ombre chaude où les mauresques sont assises nonchalamment. Mollement étendues sur des coussins aux riches couleurs...


... alanguies dans des poses molles et voluptueuses, elle écoutent les accords que fait retentir, pour les distraire ...


... une esclave demie-nue, à la peau couleur de bronze. 



Çà et là chatoient des étoffes bigarrées, des nattes précieuses, des aiguières brillantes, des étoffes étincelantes et pailletées...


des miroirs argentés ...



... des plateaux de cuivre bien astiqués : tout un luxe oriental assemblé pour séduire en éblouissant le spectateur parisien d'un clinquant éclatant.



Le coloriste est aux anges : cette profusion lui permet de s'en donner à cœur joie ! Pour le reste, le peintre rend, comme on l'attend de lui, un Orient lascif, érotique et violent dans lequel la femme est classée au rang d'objet, voire de bien décoratif. Il suit, et c'est tout à fait naturel, l'air du temps et ses a priori sont à connotation fortement colonialistes.


Dans les Chérifas (1884) tout le fond du tableau est occupé par un large divan rouge, broché d'or, sur lequel reposent, prêtes à la "consommation", trois très jeunes femmes nues. Près d'elles un eunuque noir écarte d'une main paresseuse le rideau pour, laissant entrer la lumière, mettre les formes de ces courtisanes en valeur. Partout de riches tentures, des bibelots couleur locale (le peintre en avait tout une collection) et un superbe brûle-parfum de cuivre étincelant. Le peintre, conscient du parfum de scandale qui accueillerait la toile, fait baigner la scène dans une lumière chaude, tient ses personnages dans l'ombre, et les teintes rouge-orangé de la composition en adoucissent le côté par trop érotique.


On retrouve dans Rêve d'Orient (1887) la même gamme de teintes luxuriantes, mettant en valeur la peau claire de la femme qui s'éveille en s'étirant voluptueusement.


Mais le peintre ne succombe pas toujours à la facilité. Le soir sur les terrasses de 1879 est nettement plus sobre que les scènes d'intérieur reproduites ci-dessus. Cinq femmes, dans des poses naturelles et sans affectation, respirent l'air du soir sur leur terrasse. Les femmes ont écarté leurs voiles et profitent de la brise marine qui monte du port. Leur mise est toujours aussi chatoyante, elles reposent sur de somptueux tapis souples et colorés. L'une d'entre elle se penche pour cueillir une orange tandis qu'une autre va jouer du tambourin...


... toutes se tendent vers elle, pour mieux l'entendre dans la douceur de la journée qui s'achève.  La toile respire une palpable et ineffable langueur. La journée a été brûlante, et la nuit qui arrive va rafraîchir l'ambiance un peu lourde du harem. 


D'autres scènes semblables se déroulent sur les terrasses voisines : étendues sur des tapis moelleux, les femmes laissent leur regard errer au loin, leur pensée flotte, à l'image de l'indicible ennui qui rythme leurs journées. Les toiles du style de celle-ci sont plus anecdotiques, moins portées sur un exotisme que certains critiques à la dent dure ont appelé "orientalisme des Batignolles". La raillerie est de Huysmans, et date de 1885, mais à cette époque là, la mode en est presque passée, et ces tableaux riches en accessoires et en modèles alanguis ne sont plus très appréciés du public. Benjamin Constant se tourne alors vers le portrait, et sait qu'il lui permettra de mieux vendre !


Et finalement, lui qui avait produit tant de toiles monumentales ou héroïques, exotiques ou franchement érotiques, persuadé de plaire aux jurys de Salon, il se verra refuser la médaille d'or un grand nombre de fois... pour finalement l'obtenir tardivement, en 1895, avec ce portrait d'un classicisme d'une rare élégance et d'une économie de moyens presque totale. Seule la tache rouge du canapé apporte  une légère note de couleur à cette composition austère et pourtant magistrale. Le modèle en costume noir, son fils André, se détache à peine sur le fond sombre de la pièce et seuls les effets de clair-obscur sur le visage et les mains du modèle soulignent sa présence, forte et "intéressante".


Le modelé de la figure, l'acuité et la transparence du regard, l'éclat de lumière qui souligne l'arrête du nez, la bouche bien dessinée aux lèvres fermes et sensuelles, font de ce portrait une toile digne des grands maîtres que Constant admirait. On est loin des hétaïres faciles et d'une histoire de carton pâte. L'oeuvre, primée, fut achetée par l'Etat pour le musée du Luxembourg et figure aujourd'hui à Orsay.

FIN

LE BLEU DE LECTOURE

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Le pastel des teinturiers a fait le fortune de la région de Lomagne quand le bleu était une couleur royale et que son obtention était le fruit d'un savoir-faire ancestral et précieux, avant d'être détrôné par l'indigotier d'Asie, puis par les colorants de synthèse.


Le pastel une plante herbacée bisannuelle : la première année, elle forme une rosette de feuilles d'un vert un peu glauque, qui sont récoltées pour l'extraction du pigment bleu. En principe, la seconde année, elle émet des fleurs et des graines, et ensuite, elle disparaît. 


Utilisée comme plante médicinale et tinctoriale par les Grecs et les Romains de l'Antiquité, elle fut largement cultivée au cours du Moyen Âge et de la Renaissance, en Europe, pour la production d'une teinture bleue, très prisée et vendue fort cher, au point de faire vivre avec aisance tout le pays de Cocagne ... la cocagne étant la boule de feuilles macérées et séchées qu'on fabriquait alors, afin d'en garder les sucs et, plus tard, en extraire le pigment bleu. 


Ces boules étaient si précieuses qu'on les stockait en haut d'un mât qu'on graissait soigneusement afin de décourager les voleurs potentiels d'en tenter l'escalade !


Le processus de fabrication ancien du bleu était assez complexe car c'est une teinture qui se révèle par oxydation, ce qui complique assez largement la donne, mais ensuite, sa tenue est extrêmement stable.


La culture du pastel en Europe a considérablement diminué avec l'arrivée de l'indigo des Indes au XVIIe siècle, pour disparaître  presque totalement à la fin du XIXe siècle, avec l’apparition des teintures chimiques.


En 1994, un architecte décorateur belge, Henri Lambert, a analysé le processus chimique de l'élaboration de cette teinture disparue, et a remis le "bleu de Lectoure", appelé "bleu Lambert" au goût du jour. 


En mettant au point des techniques nouvelles sans rapport avec la longue fabrication traditionnelle, il a pu élaborer des gammes de produits pour les Beaux-Arts, la décoration et le secteur textile. L'utilisation de l'huile de pastel pour fabriquer savons, crèmes et cosmétiques, complète cette activité qui a relancé un artisanat de qualité et sauvé des savoir-faire qui étaient totalement oubliés.


Au total, ce sont 90 hectares qui sont mis en culture pour produire les feuilles et plantes nécessaires à cette petite entreprise qui emploie 6 personnes à temps plein pour la transformation. 


La création d'une "filière du pastel" tend à développer les techniques redécouvertes et à diffuser les compétences pour permettre de faire connaître le pastel et son histoire ainsi que d'accompagner, de valoriser et de promouvoir le développement de tous les produits issus de la plante.


 Nous pensions, en arrivant à Lectoure, trouver de grands panneaux indicateurs, un cheminement touristique un peu clinquant et une "vitrine" très visible. Or, en traversant la ville, rien, pas le moindre panneau, pas la moindre pancarte. Il nous fallut retrouver sur internet l'adresse de l'entreprise et programmer le GPS pour découvrir une petite boutique modeste et ravissante, dans laquelle on a installé quelques cuves pour expliquer aux visiteurs le procédé de fabrication, lui montrer comment un tissu plongé dans un bain tinctorial en ressort jaunasse et, en s'oxydant, peu à peu devient d'un bleu profond et magnifique... et bien sûr offrir à sa curiosité quelques jolis produits qui font très envie ! 

Nous avons appris que la ville de Lectoure n'a pas très bien accueilli le couple Lambert à son arrivée dans la région, les prenant pour de doux dingues et ne les aidant pas du tout dans leur entreprise. Du coup, la réussite de ces derniers s'est faite sans soutien de la part de la municipalité et, aujourd'hui, Bleu de Lectoure fait cavalier seul ! 


Cette discrétion de bon aloi rend la visite d'autant plus sympathique et, si vous passez par Lectoure, surtout, n'oubliez pas un détour par la boutique, installée dans une ancienne tannerie, à Pont de Pile, juste à l'entrée de la ville. Et en attendant, vous pouvez visiter la boutique Bleu de Lectoure et vous offrir quelques jolis textiles ou crèmes aux vertus cicatrisantes.

Film l'alchimie du pastel : durée 8 minutes

QUATUORS À FAYENCE, 2014 DERNIÈRE ?

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... ou la fin programmée du Festival de Quatuors à Cordes de Fayence

- Vous connaissez la triste nouvelle ?
Un peu inquiets. .. quelqu'un de malade ??
- Non ??
- C'est "notre" dernier festival. La communauté de communes a décidé d'arrêter définitivement les financements, on ne se retrouvera plus en pays de Fayence. 
Ce sont des amis bordelais, amateurs comme nous de quatuors à cordes qui nous annoncèrent le scoop lors du premier concert de cette semaine qui nous a vu courir de Tanneron à Seillans, en passant par Mons ou Montauroux. Bref, les villages perchés du pays de Fayence où, pendant 26 ans s'est déroulé LE festival de quatuors à cordes le plus réputé de France (1). Semaine durant laquelle, chaque soir, les artistes ou les aficionados rendirent un hommage appuyé, admiratif et ému à Daniel Bizien, fer de lance, animateur et surtout âme de cette superbe semaine musicale qui, sans crier gare, et par décision politique, se trouverait rayée du paysage musical. 


Les raisons avancées sont, comme il se doit, économiques, même si on évoque de-ci, de-là, d'autres motifs aux accents de revanches politiques, nettement moins avouables et dont il vaut mieux taire les contours prévisibles. Mais il semble que les élus qui tenaient à ne pas ébruiter trop vite leur petites salades locales aient été pris par surprise quand monsieur Bizien a décidé d'en faire état dès le premier jour, sans langue de bois. Du coup, il leur a fallu tenter de justifier publiquement leur décision. L'un d'entre eux, courageux, s'y colla un soir, lors d'un petit pot d'après concert censé féliciter monsieur Bizien pour son travail auquel on ne veut pas donner suite et permettre de lui remettre un cadeau symbolique. Le violoncelliste du quatuor Danel, Yovan Markovitch, avait à la fin de l'admirable concert que l'ensemble venait de nous offrir, pris la parole afin de déplorer, sincèrement ému, la fin de ce festival, si important dans le petit monde du quatuor à cordes. Le maire chargé d'offrir à Daniel Bizien le montage des 26 affiches des 26 festivals précédents, ne pouvait décemment pas lui fourrer le cadeau dans les mains sans un mot. Il s’embrouilla donc dans une explication d'autant plus fumeuse qu'il n'était manifestement pas un grand amateur de musique de chambre, distraction ruineuse de quelques happy few n'ayant plus, selon lui, lieu d'être financée par sa communauté qui supporte, on le croit volontiers, d'autres priorités en ces temps de crise. Ce festival est, c'est vrai, un luxe pour la région de Fayence, et l'importance du déficit rapporté au nombre somme toute assez limité de spectateurs, justifie, on s'en doutait, sa suppression. Mais c'est justement ce luxe que les élus, fiers d'une telle "richesse", auraient dû avoir à cœur de défendre.


Or, ce que n'ont pas compris les politiques de l'arrière-pays varois (et, beaucoup plus largement les responsables régionaux, voire "ces messieurs du ministère", en l’occurrence une dame !! car l'affaire est, à mon sens, nationale), c'est que ce festival a acquis une véritable renommée internationale et représente, en matière de quatuors à cordes, LA référence de qualité que tous, musiciens, critiques et interprètes considèrent comme incontournable.  Fayence était, grâce à son festival, espéré des jeunes quatuors, connu des critiques, reconnu des spécialistes, et des formations prestigieuses acceptaient d'y venir devant une poignée d'amateurs constituant, ils le disent eux-mêmes, un public de choix, particulièrement attentif et connaisseur. 
En gros, une réputation, construite grâce à une programmation irréprochable appréciée par un public exigeant, dont les élus locaux n'ont pas mesuré la valeur. Et leur hâte à déposer la clé sous la porte néglige superbement l'importance prise dans le monde musical cette manifestation qui, de fait, était pour leur région, un vrai titre de gloire. Incroyable dans ces conditions, de supprimer sans autre forme de procès, une formule qui a fait ses preuves. On se dit en l'espèce que les arguments avancés, d'économie ou de changement nécessaire n'ont pas de vraie valeur. Oh certes, "on" a parlé, pour "calmer les esprits", d'une formule revue et corrigée, plus "légère", et surtout moins coûteuse. Mais un tel remaniement, s'il est sûr qu'il fera économiser à la communauté de communes et au département, une somme rondelette, aura pour effet de changer totalement l'allure de cette manifestation : ce sera un festival banal d'arrière-saison, qui perdra, à coup sûr, son aura et sa réputation. 


Il n'existe que très peu de festivals de quatuors à cordes, et Fayence était, comme l'a dit avec émotion Dom Hervé lors du dernier concert, une partie de notre patrimoine culturel, comme un supplément d'âme en ces temps arides, une "valeur" que les élus locaux auraient dû défendre bec et ongles. Si l'on comprend parfaitement leur souci de réaliser de restrictions budgétaires, on admet mal qu'ils aient, sciemment, décidé de se priver sans se battre de ce fleuron local qui, même s'il touche apparemment peu de personnes, fait plus pour la réputation et l'image de leur petite région que de nombreux discours. Sachant combien le départ d'un programmateur musical de talent fragilise un festival, ils auraient, au contraire, dû avoir à cœur de défendre "leur" semaine musicale, d'en assurer la pérennité quitte à, comme l'ont fait beaucoup avant eux, en revoir l'organisation à la hausse (des économies et des aménagements sont toujours possibles, nombre de festivals "en danger" ont su le démontrer) et non la qualité à la baisse. Fayence, s'il disparaît, restera comme une légende dans l'univers musical et ceux qui en auront précipité la fin s'en mordront les doigts... trop tard. On n'a pas le droit à l'errance en la matière, et le public, s'il part, aura du mal à être reconquis.

A SUIVRE : les concerts 2014

(1) Ce n'est pas tout à fait le seul, il me faut le préciser en note, car le Festival du Lubéron offre, lui aussi, une programmation de grande qualité. Mais cela se passe dans une région plus "facile d'accès", et surtout, à une saison nettement plus porteuse (les 15 derniers jours d'août), bénéficiant d'un public plus aisément accessible. 

FACE À L'OEUVRE FONDATION MAEGHT

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Une exposition qui se termine dans quelques jours (elle a été prolongée jusqu'au 16 novembre) et qui renouvelle l'intérêt de la visite de la Fondation, quand on connaît déjà cette dernière.
Conçu par Josep Lluís Sert (1902-1983) le neveu du peintre et décorateur catalan José Maria Sert, découvert il y a deux ans au Petit Palais, le bâtiment est clair, l'architecture en est lumineuse et parfaitement intégrée à la nature environnante, pins parasols et palmiers cinquantenaires. Car c'est déjà le 50ème anniversaire de la création de ce lieu, dédié par le mécène et marchand d'art Aimé Maeght (1906-1981) et son épouse Marguerite, à l'art contemporain. « Ici est tenté quelque chose de jamais tenté : créer l'univers dans lequel l'art moderne pourrait trouver à la fois sa place et cet arrière-monde qui s'est appelé jadis le surnaturel !» déclarait André Malraux, le 28 juillet 1964, lors de la prestigieuse inauguration, à laquelle étaient invités, entre autres, Yves Montand, Marc Chagall, Joan Miró et Ella Fitzgerald.

Nicolas de Staël (1914-1955), détail de la Nature morte au fond bleu (1955) d'autant plus émouvant qu'elle fut peinte l'année de son suicide.

Nous avions, il y a fort longtemps, déjà vu la cour des Giacometti, le bassin aux poissons de Braque, le labyrinthe de Miró, la petite chapelle romano-moderne et le lieu, quoiqu'original, ne porte pas à des visites à répétition. Pourtant, puisque pour fêter ses 50 ans la fondation a programmé cette année une exposition intitulée « Face à l'œuvre », constituée d’œuvres lui appartenant et d'autres, prêtées par des musées ou des collectionneurs privés, nous avons eu envie d'aller y refaire un tour. Rien de très original à ce qu'il y ait une exposition en ces lieux, depuis sa création la Fondation en a organisé 150 et voit défiler chaque année, environ 200 000 personnes entre les mobiles de Calder et les tesselles colorées de Chagall. Mais j'avoue que l'interview de Yoyo Maeght sur France Inter qui, pour l'anniversaire publie quant à elle, quatre ans après avoir quitté avec fracas la célèbre fondation, une saga familiale où elle règle ses comptes, dévoilant les "secrets de famille" et racontant les coulisses de la saga familiale, m'avait intriguée. Descente de police, perquisitions, plaintes, ruptures et fâcheries, mais surtout histoire d'héritages et de gros, gros sous, l'affaire n'a rien de romantique. Peut-être est-ce pour cela que l'exposition m'a semblé si triste ! A moins que ce ne soit à cause de l'art du XXe siècle, ce siècle dont la barbarie sans limite, le matérialisme effréné et la superficialité tragique ont désespéré plus d'un artiste. Et, sapristi, cela ne peut nous échapper !


Marc chgall (1887-1985) Les amoureux au clair de lune (1952)
Cela pourrait être une peinture romantique, doucement éclairée par l'astre lunaire d'une rondeur presqu'idéale, comme l'amour qui est en train de naître. Mais la tête renversée de la femme nue, aux rondeurs aguichantes, vient troubler le tableau de cet instant magique, qui, du coup, fait naître chez le spectateur, un léger malaise.

Dès l'entrée, une phrase de Pierre Tal Coat annonce la couleur «Il s’agit de détruire toute connaissance a priori et de faire des expériences personnelles qui seules comptent.» Donc on progresse dans un univers difficile, dont le résultat le plus immédiatement palpable est une désidéalisation de la culture. C'est un art qui n'a pas encore, à l'époque dont date les oeuvres (début du XXème) déclaré sa soumission aux normes de la masse, à l'exigence de satisfactions immédiates, égoïstes et matérielles, et qui se pose en marge de la nouvelle civilisation qui s'annonce, avec un rien de défaitisme. C'est franchement déprimant. Pas d'élan vital, pas d'émotion, sauf la tristesse et l'abattement devant ces manifestations sans joie qui émaillent l'exposition. D'aucuns diront que c'est fort, mais j'avoue que la mine allongée des visiteurs, manifestement seulement rassurés par la lecture des noms connus, et mon propre découragement ne m'ont pas laissé une impression impérissable de ce moment. Il me faut bien admettre de plus que j'ai été déçue par l'accrochage dont je n'ai pas réussi, malgré la lecture des déclarations des conservateurs (1), à saisir l'intention. Je n'ai pas trouvé le fil rouge reliant les oeuvres assemblées et me suis demandée quel était le sens de l'ensemble, qui finalement se résume à une succession de toiles à regarder sans autre forme d'émotion, et je me suis ennuyée. Le maître mot finalement est surtout que, comme l'ont affirmé certains artistes, Aimé Maeght leur avait permis, avec la Fondation, de réaliser leurs rêves.

Un Braque d'une sobriété totale, qui ne pouvait, par son sujet, que parler au coeur d'une Michelaise océanique !! Nous eaux ont souvent ces teintes glauques, vaguement émeraude, mise en valeur par une luminosité très ponctuelle qui éclaire les rochers ou la plage.



Je vous livre donc seulement de ces rêves quelques signes épars : les toiles qui, avec mes goûts pervertis d'amateur qui cherche un sens à ce qu'il voit, m'ont arrêtée. Et, un peu, donné à penser !

Le "quadriptyque" (1974) de Jacques Monory, né en 1924, intitulé Death Valley n°1
C'est superbe mais glacial, inquiétant et sans effusion. Tout est vu à travers un écran photographique qui segmente l'espace en plans américains, en y intégrant en "collage" central le chef d'oeuvre de Dürer, Le Chevalier et la mort. Mention qui apporte, s'il en était besoin, une dimension encore plus  tragique à l'oeuvre, accentuée par la monochromie sans concession de la toile.


Paul Rebeyrolle (1926-2005) Dépouilles III (1980)
Réflexion désespérée sur la nature humaine...  Habité par un souffle épique qui le caractérise, le peintre dénonce l'asservissement de l'homme et porte sur la fatalité de l’existence un regard tragique.


André Derain (1880-1954) Nature morte au lapin (1938-1939)
La toile pourrait sembler d'inspiration classique et, somme toute, assez banale ... sauf à lire sa date de réalisation et à réinterpréter, à la lumière de ces sinistres millésimes, le sujet dans sa dimension funeste : couteau qui brille dans l'ombre, hache au premier plan, le bol de sang un peu dégoulinant et le lapin dépouillé donnent à cette composition une tonalité grave que les accessoires traditionnels de ces scènes (pain, nappe blanche et bouteille sombre) viennent à peine adoucir.


Fascinée, comme toujours, par ce Portrait de jeune garçon de Lucian Freud, indiscret et gênant, dont la déformation exagérée à cause de l'appui du visage sur sa main gauche, dévoile une personnalité troublante.

Un Autoportrait saisissant et inattendu de Bacon, clown et dandy, les traits accentués par une veine cubiste bien inhabituelle chez l'artiste.


Un des trois portrait de Marguerite Maeght (1961) par Giacometti (1901-1966), marqué, brouillon, un peu sauvage, comme s'il voulait donner à son modèle une retenue seulement de surface.


Toujours un Giacometti (1901-1966), de jeunesse et pas très conventionnel, assez émouvant par sa forme épurée et son air primitif.


Dans la chapelle, au-dessus du Christ roman aux lignes épurées, le beau vitrail de Braque diffuse sa lumière bleutée.

En face, un grand vitrail multicolore d'Ubac, qui doit projeter les jours de soleil, des taches vives sur le mur derrière l'autel. Ubac qui est aussi l'auteur du Chemin de Croix aux formes abruptes qui se déroule le long des murs de la chapelle.


(1) « La Fondation Maeght a toujours refusé les a priori sur les œuvres. Elle est d’abord au service des artistes et de l’art, dans une passion partagée avec le public; c’est ce qui la rend si unique. Je crois qu’Aimé Maeght nous a appris que l’expérience importante était ce moment précis où s’ouvrent, pour chacun d’entre nous, un espace, un temps, une surprise qui contribuent à inventer la pluralité des mondes» explique Olivier Kaeppelin. « Revivre avec passion la beauté des œuvres de Bonnard, de Braque, de Derain comme éprouver l’intensité toujours croissante d’un grand Gasiorowski en train de prendre sa place dans le siècle, c’est tout le plaisir que nous souhaitons offrir aux visiteurs de Face à l’œuvre» explique Adrien Maeght.

FESTIVAL DE QUATUORS À CORDES DE FAYENCE : 26ème édition

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Je disais, il y a quelques jours, que cela risquait d'être, du moins en ce qui concerne la qualité, le dernier, mais ce fut, en tout cas, une superbe réussite. En quelques mots, les moments forts de cette semaine musicale en Pays de Fayence.


Samedi 25 octobre Église de Fayence
QUATUOR MODIGLIANI (France) Philippe Bernhard, violon Loïc Rio, violon Laurent Marfaing, alto François Kieffer, violoncelle
Schubert : Quatuor n°10 en mi bémol majeur (op.125 n°1 – D.87) (1813). Saint-Saëns : Quatuor n°1 en mi mineur (op.112) (1899). Dohnanyi : Quatuor n°3 en la mineur (op.33) (1926).
C'est sous les parasols de Fayence (1) que le Festival a débuté sur les chapeaux de roue ! au point que je craignais (ce qui ne fut, bien sûr, pas le cas) d'avoir "mangé notre pain blanc le premier". Les Modigliani, toujours aussi sûrs, toujours aussi porteurs d'émotion, nous ont proposé un programme tout en nuances et d'une grande richesse musicale. Le quatuor, qui tient à sa "signature" (l'idée étant que, comme le peintre dont ils ont pris le nom, on puisse les reconnaître dès la première note)  a en partage une technique au-dessus de tout soupçon et une amitié palpable, qui rend leurs interprétations très "humaine".


Dimanche 26 octobre Église de Seillans
QUATUOR DANEL (Belgique – France) Marc Danel, violon Gilles Millet, violon Vlad Bogdanas, alto Yovan Markovitch, violoncelle
Borodine : Quatuor n°2 en ré majeur (1881). Chostakovitch : Quatuor n°10 en la bémol majeur (op.118) (1964). Tchaïkovski : Quatuor n°1 en ré majeur (op.11) (1871).
Précédés d'une réputation qui va s'affirmant de mois en mois, les Danel nous ont, ce soir-là, régalés d'un programme "plus russe, tu meurs" (encore que, nous avons eu encore plus russe le dernier jour !) et leur implication, leur engagement et la qualité de leur travail, nous ont vraiment conquis. Même si je trouvais, avant ce concert, que leur "son" n'est pas exactement celui qui correspond à mon goût (et je suis toujours un peu réticente sur ce "son") je dois reconnaître que leur enthousiasme et leur conviction sont carrément contagieux : le premier violon manifeste une telle gourmandise à jouer, et ses acolytes sont tellement complices qu'on ressort de leur concert ébouriffé de plaisir !


Lundi 27 octobre Église de Montauroux
QUATUOR GIRARD (France) Hugues Girard, violon Agathe Girard, violon Odon Girard, alto Lucie Girard, violoncelle
Haydn : Quatuor en sol majeur op.54 n°1 (Hob.III 58) (1788). Bartok : Quatuor n°4 (Sz.91) (1928). Beethoven : Quatuor n°8 en mi mineur – « Razumovsky » (op.59 n°2) (1806).
Disons-le carrément, nous allions à ce concert un peu à reculons. Depuis l'épisode bordelais, quoique trouvant des jeunes gens fort sympathiques, nous pensions qu'ils avaient atteint leur maximum et qu'ils ne seraient jamais parmi les plus grands. Mais c'était compter sans leur sérieux, leur opiniâtreté et leur humilité qui leur a permis, faisant leur miel des conseils reçus, de progresser et de reprendre leur envol. Les Girard jouent debout : vous allez me dire, bon, oui, une pause, une mode !! Que nenni... debout, les Girard "se lâchent", ils sont plus souples, plus impliqués, plus présents à leur musique, et le résultat est plus que prometteur : ils ont repris la place qu'ils méritent sur l'échiquier des quatuors à cordes. Car ils ont une qualité essentielle, qui, elle n'a jamais été mise en cause : ils jouent avec une cohésion, une homogénéité et un ensemble absolument parfaits. Un seul instrument à 16 cordes. Et si, par le passé qu'on oubliera bien vite, il leur est arrivé d'être tellement coincé que leurs interprétations fleuraient le scolaire, cette nouvelle façon d'aborder la musique leur convient parfaitement, et l'on est impatient de voir quelque prix prestigieux récompenser cette nouvelle approche.



Mardi 28 octobre Église de Tourrettes
QUATUOR HUGO WOLF (Autriche) Sebastian Gürtler, violon Régis Bringolf, violon Thomas Selditz, alto Florian Berner, violoncelle
Beethoven : Quatuor n°14 en ut dièse mineur (op.131) (1826). Schubert : Quatuor n°15 en sol majeur (op.161 – D.887) (1826).
Notre déception : un quatuor autrichien au jeu très ... autrichien ?? Je ne sais ce qu'il en est du jeu autrichien mais je n'ai pas accroché, du tout !


Mercredi 29 octobre Église de Bagnols-en-Forêt
QUATUOR ZEMLINSKY (République Tchèque) František Souček, violon Petr Střížek, violon Petr Holman, alto Vladimir Fortin, violoncelle
Haydn : Quatuor en sol mineur op.74 n°3 – « Le Cavalier » (Hob.III 74) (1792-1793). Zemlinsky : Quatuor n°4 – « Suite » (op.25) (1936). Tchaïkovski : Quatuor n°3 en mi bémol mineur (op.30) (1876).
Alors Zemlinsky, c'était un peu comme les Girard : on attendait, pour voir ! Il faut dire que le calamiteux concert de fin de concours Bordeaux 2010 (calamiteux à cause des spectateurs, pas à cause des musiciens mais ces derniers, écœurés par le comportement du public avaient, très légitimement, fini par jeter l'éponge !!) nous avait laisser un goût bizarre. Et ce fut un vrai moment de grâce que cette soirée varoise : parfaits dans Haydn, et croyez-moi, ce n'est pas courant, ils nous ont interprété "leur" Zemlinsky avec ce qu'il faut de talent pour nous faire aimer une musique a priori difficile et Tchaïkovski à l'avenant.


Jeudi 30 Octobre Eglise de Mons
QUATUOR MAGGINI (Angleterre) Julian Leaper, violon David Angel, violon Martin Outram, alto Michal Kaznowski, violoncelle
Haydn : Quatuor en la majeur op.55 n°1 (Hob.III 60) (1788). Moeran : Quatuor en la mineur (1921). Brahms : Quatuor n°1 en ut mineur (op.51 n°1) (1853-1873).
Pour être tout à fait honnête, ce ne fut pas l'enthousiasme, surtout d'un point de vue technique. Mais ... mais ces anglais étaient tellement heureux de jouer, fiers de nous faire découvrir Moeran, soucieux de savoir après concert si nous avions apprécié ce compositeur britanico-irlandais dont ils ont manifestement à cœur de promouvoir l'oeuvre encore très mal connue, que, faisant foin de tout snobisme de mauvais aloi, je ne saurais en dire du mal !!


Vendredi 31 Octobre Eglise de Callian
QUATUOR BORODINE (Russie) Ruben Aharonian, violon Sergey Lomovsky, violon Igor Naidin, alto Vladimir Balshin, violoncelle
Beethoven : Quatuor n2 en sol majeur (op.18 n°2) (1799-1800). Chostakovitch : Quatuor n°8 en ut mineur (op.110) (1960). Tchaïkovski : Andante cantabile (op.111) (1871). Miaskovski : Quatuor n°13 en la mineur (op.86) (1949).
C'était l’apothéose de ce festival, le dernier concert (2) d'un cycle et peut-être même de tout une aventure musicale. Et, de fait, l'événement fut à la hauteur de notre attente. Le quatuor Borodine, 60 ans d'âge, a, bien sûr changé souvent d'instrumentistes mais il reste, pour les amateurs de musique de chambre, une référence vénérable et un des summums ! Nous ne les avions entendus qu'en sextuor ce printemps à Meslays et étions fort curieux de les découvrir en "vraie" formation. Et ce concert fut, tout simplement, sublime : d'une qualité, d'une finesse d'interprétation, d'une hauteur de vue proprement saisissantes. D'une dignité ne laissant place à aucun débordement affectif, on aurait pu craindre que leur interprétation souffre un peu d'un manque d'émotion. Au contraire, toute leur énergie tendue vers le son parfait, vers la note idéale, et ce durant un très long et très "précieux" concert, ils nous ont subjugués. Une fin en point d'orgue pour un Festival hors du commun.

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(1) trois parasols sont déployés à Fayence au-dessus de l'autel pour servir d'abat-son, car l'église est grande et il sied au quatuor d'avoir un cadre acoustique resserré, afin de mieux saisir les subtilités de l'interprétation.
(2) il y avait encore un concert à Saint Raphaël le lendemain mais tous les amateurs du Festival de Fayence sont d'accord pour zapper cette "finale", dans une salle à l’acoustique peu engageante et au public peu impliqué !

TROP, C'EST TROP !

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J'ai, avec "mon" fromager, des rapports qu'on pourrait qualifier, sinon de passionnels, mais disons d'affectifs... Cela tient, bien sûr, au produit qu'il vend, ce fromage qui reste LE produit alimentaire le plus typiquement traditionnel et dont la qualité est le critère dominant. Son l'appréciation, terriblement subjective, tient à des caractéristiques gustatives d'importance, liées aux modes de préparation. Texture, couleur, arôme, goût, odeur aussi (1) se forment grâce aux interactions d’un très grand nombre de composants, dont la nature est directement liée à l’histoire du produit. Et à l'action du fromager, qui a aussi choisi ses fournisseurs et qui pratique, avec plus ou moins de bonheur, l'art difficile de l'affinage. Or "mon" fromager est un affineur remarquable ce qui, dans notre région portée essentiellement sur le chèvre, est une qualité rare. De plus, il faut bien que je vous l'avoue, il est charmant : drôle sans être équivoque, consciencieux avec légèreté et commerçant juste comme il faut. L'été il vient sur le marché très régulièrement, mais l'hiver, il ne vient plus que le dimanche et sa clientèle est alors des plus restreinte. On imagine volontiers que ses frais fixes sont certains jours largement supérieur aux quelques ventes qui réalise sur notre petite aire villageoise. Pour autant, l'année où, durant tout un hiver, il nous fit faux bond, nous attendions chaque semaine son retour en espérant que cette absence ne serait que passagère. Finissant par apprendre qu'il avait décider de nous abandonner pour un marché plus lucratif, ce qui, en qualité de prof de contrôle de gestion, me sembla cohérent mais me révolta très fort en tant qu'amateur de fromage. Une petite jeune femme charmante mais totalement à côté du produit - les premières semaines, elle ne savait pas la différence entre un fromage au lait cru et un autre, pasteurisé - prit la place restée vacante : les marchés ont horreur du vide.
Et quand "mon" fromager revint, contraint de s'installer dans un coin plus reculé de la place, j'avoue lui avoir "fait la tête" durant plusieurs semaines. Ce qui est bien la preuve que ce n'est pas pour moi un simple commerçant !! Et vous auriez entendu la "scène de ménage" que je lui fis le jour où, n'y pouvant plus tenir, je retournais le voir, c'était carrément du Goldoni ...

Ce matin donc, j'allais y faire mes achats hebdomadaires et, assez discrètement (du moins le pensais-je) lui demandais de compter en plus un ... Pont l’Évêque, acheté il y a déjà quelque temps déjà et qu'il avait oublié de mettre sur ma note. Vérifiant le ticket de caisse pour voir ce jour-là combien j'avais acheté de fromages, je remarquai l'erreur et me promis de le lui signaler. Puis, bien sûr, j’oubliais à mon tour. Pourquoi ce matin cela m'est-il revenu à l'esprit : tout simplement parce qu'achetant un Gaperon, il me revint à l'esprit le dernier Gaperon mangé, qui faisait justement partie du lot au fromage absent. Bref, toutes ces explications pour "me justifier". Vous allez comprendre pourquoi.
- Pont l’Évêque, un petit ou un gros ??
Un peu surprise, je n'avais pas dans l'idée que ce soit un fromage qui soit petit ou gros ...
- Un petit.
- Un entier ou un demi ??
Alors là, non, ce n'était pas un fromage qui se coupe en deux pour la vente ...
- Mais non, je me trompe, pas un Pont l’Évêque, c'était un Langres !! Vous connaissez le prix ?
- Oui, oui, me répond-il avec un bon sourire.
Et là, j'entends les gens qui me succédaient dans la file et qui commentaient l'affaire sans aménité, déclarer assez haut :
- Trop c'est trop !!
Je ne peux éviter de me retourner et de leur dire :
- Pourquoi ?? Il ne fallait pas le lui dire ? C'est c.. à vous avis ?
- En tout cas, moi je ne l'aurais pas dit. Si cela avait été de la semaine dernière, peut-être, mais là, c'est ridicule.
Morale de l'histoire, je me suis retrouvée à me justifier ! Oui oui, je me suis surprise, réaction naturelle je pense quand on est "agressé", à chercher des arguments pour expliquer à ces individus, "bien propres sur eux" et franchement rigolards, pourquoi j'avais agi ainsi. Mon fromager, gêné aussi, a, comme à son habitude, trouvé une plaisanterie ...
- Mais entre nous, ce n'est pas pareil, c'est une histoire d'amour !
... et je suis partie contrariée de l'aventure où j'avais, bien à mon corps défendant, joué le rôle de l'idiote de service. Pourtant, je continue malgré moi à tenter de me disculper : je n'avais nullement l'intention de "la ramener", ce n'était pas, quoique je le raconte ici, un acte ostentatoire d'honnêteté (vis à vis de qui, grands dieux !!) et j'ignorais même qu'il y eut des clients derrière moi quand j'ai lancé la demande.

Le Langres, le petit fromage à la discrète dépression centrale et à la croûte délicatement formée de vaguelettes orangées, quand il est fait à point !

Certes, la racontant ici je rends "publique" une réaction qui me semblait naturelle. Et qui fut, croyez m'en, spontanée à l'instant où je découvris l'impayé. Mais, vous aurez compris j'espère, que je ne fais pas ce récit pour m'attirer des compliments quant à une éventuelle vertu (2). Je le fais pour m'insurger de m'être trouvée, dans une situation dans laquelle le moins qu'on puisse dire est que je n'avais rien fait de critiquable, à devoir m'expliquer, à tenter de m'innocenter je ne sais trop de quoi ... et surtout, à être tournée en dérision par quatre retraités en goguette. Est-ce devenu répréhensible d'être honnête ?? Est-ce à ce point ridicule de respecter un commerçant au point de se dire "je n'ai pas de raison de lui coûter un fromage, il l'a payé, affiné, stocké, je me dois de le régler" ?
Mesure-t-on l’honnêteté au temps : la semaine prochaine je le dis (peut-être !!), mais si j'ai oublié, je n'en parle plus. Même si le Gaperon me rappelle l'histoire !
L'aune serait-elle plutôt le prix de l'objet non facturé ? C'est un grand Pont l’Évêque à 15 euros, je le signale, c'est un modeste Langres à 5 euros, c'est absurde de le signaler !
Au-delà de toutes ces considérations, somme toute fumeuses, j'ai été impressionnée, que dis-je, bouleversée par le cynisme et par la muflerie de ces gens, très contents d'eux. Cynisme de déclarer, devant le commerçant "moi, je ne l'aurais pas dit !", se moquant délibérément de son travail et de sa prestation. Muflerie de me railler ainsi en "public" (certes restreint) au simple motif que mon attitude leur semblait stupide, voire simplette. Le tout allié à une impressionnante sûreté de soi, qui leur a permis d'affirmer haut et fort (ils étaient 4 !) leur position de défenseur de la morale nouvelle. Car c'est bien de cela qu'il s'agit au final : nous sommes dans une société où des gens, en apparence et sans doute reconnus comme étant respectables, peuvent, sans rougir, se poser en censeurs d'un comportement qui leur semble désuet, voire blâmable, au simple motif que tout cela est "passé de mode" ? Ou simplement n'a plus lieu d'être.


Le laxisme lié à la consommation anonyme en supermarchés, l'impunité assurée quand on ne signale pas à la caissière qu'elle a oublié de compter un article, la certitude, perverse, que, de toutes façons, la grande surface compte dans ses frais généraux les pertes exceptionnelles de ce genre et les répercute sur le prix final, sont, nécessairement, à l'origine de cette bonne conscience. Qui vire à la norme, et là, cela devient plus gênant : car, dès lors, ce ne sont pas eux qui se sont trouvés gênés par leurs ricanements, c'est moi qui ai été mal à l'aise d'être prise en flagrant délit de ... de quoi, ma parole ? Je ne me posais pas en parangon de vertu, j'étais simplement une consommatrice avisée et honnête. Quand on pense que le Code Civil évalue tous les comportements et errements humains à l'aune due celui d'un "bon père de famille"... il a bien évolué le pauvre homme et doit, pour être au goût du jour, faire fi de nombre de mérites qui semblaient simplement naturels à ses ancêtres !

Article dédié à Michel de Lyon, qui va forcément mettre Michelaise en boîte !!

PS : Alter, de Meschers, à qui la susdite hésitait à conter ses mésaventures, a partagé son indignation, sa révolte et a compris que l'affaire la bouleverse, faut dire que c'est un peu pour cela qu'il l'a élue sa Michelaise !!







(1) Il y avait, ce fameux dimanche, juste avant moi deux personnes qui clamaient haut et fort que le fromage sentait mauvais : j'avoue, sans m'en être mêlée (moi !!) que je me suis vraiment demandé ce qu'ils fabriquaient là !!

(2) Pour prouver que je ne suis pas bégueule : l'autre jour, au supermarché, rangeant un produit qui avait englobé, donc caché, dans son fond un peu épais, un autre produit, second article manifestement "zappé" par la caissière, après la première réaction instinctive de signaler l'oubli à la caissière, j'ai jeté l'éponge, elle en était au total et rendait déjà la monnaie ... Je me suis dit que j'allais l'énerver, la mettre mal à l'aise et, en prime, j'étais pressée. J'ai donc choisi de me taire, ce qui, bien évidemment, m'a fait profité d'un produit gratuit... volé ? Sans risque pour elle, et plus rapide pour moi.


IMPRESSIONS DU GERS

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POUR EN FINIR AVEC LES  ANCIENNES ESCAPADES
Si vous voulez que l'impression soit fidèle, bien prononcer le Gerssssss !!!

Un chapiteau de l'église de Laressingle

Feuilles mortes à l'écluse

Dans la campagne gersoise

La double écluse de Graziac, sur la Baïse

Il y a aussi des cagouilles dans le Gers ...

... et, parfois, des crues !

Une intruse : Toulouse !!

A Lectoure

Lectoure encore, le clocher

L'écluse de Graziac

IMPRESSIONS ÉMILIENNES

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POUR EN FINIR AVEC LES  ANCIENNES ESCAPADES

INSOUTENABLE

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Déjeuner en terrasse, soleil presque trop chaud, nous sommes dans le Var, et les vacances s'achèvent. Mariette, la poule rousse, et ses deux acolytes, les deux poules noires, tournicotent autour de nous, picorant les miettes échappées de la table. L'air est doux et l'ambiance sereine. L'écho des conversations en provenance de la maison, proche, de nos hôtes, nous parvient par bouffées : eux d'ordinaire si paisibles reçoivent des amis à l'apéritif. Quelques éclats de voix haut perchées, ces dames, le timbre profond du propriétaire des lieux, décidément bien bavard et qui sait manifestement amuser la galerie. Les rires sonnent haut.
- Tu sais ce que j'aime dans les romans ?
Alter, plein d'indulgence (il ne lit guère de romans, lui, rien que des lectures "sérieuses" qui, volontiers, l'endorment), me regarde par-dessus son verre de rosé, bien frais.
- L'intrigue peut-être ?
- Non, enfin si, tu as raison, il faut que l'intrigue m'accroche pour que je lise volontiers. Mais ce que j'aime dans les romans c'est que les gens, les personnages, pensent.
- ???
- Oui, soit le narrateur développe leurs sentiments, leurs réactions, rend compte de leurs émotions. Soit eux-mêmes, par le biais du dialogue ou des réflexions en aparté, expriment impressions, jugements, sensations, bref ils pensent. Ils n'ont pas la tête vide, comme nous !
Alter me regarde sans rire, il a l'habitude des déclarations définitives et vaguement existentielles de sa Michelaise.
- Oui, tu as raison.
- C'est un peu comme les films de Woody Allen, les gens y ont une âme ou du moins expriment-ils des doutes, des espoirs, des désillusions... Certes c'est parfois un peu bavard mais au moins on y échappe à la vacuité.
- Celle des dîners en ville ?


- Tu me fais rire, je viens justement de lire "Le dîner en ville" de Claude Mauriac : à la frivolité des conversations, l'auteur oppose les pensées, fugaces, entêtantes, pathétiques parfois, de chacun des convives dans un chassé-croisé qui joue sur des associations de mémoire. Les propos de table, bourgeois, légers, mondains font naître des pensées qui révèlent, en pointillés, la vraie personnalité des invités. C'est un peu fatigant à lire car ces couches superposées qui coexistent sont parfois difficiles à démêler ... mais cela n'a pas pris une ride.
- Huit convives : un qui tente de tirer tous les sujets à lui, un autre qui tiraille dans l'autre sens, pour son propre compte. Deux qui émaillent le propos d'anecdotes inconséquentes et quatre qui s'ennuient. Et on finit par parler de la télévision !
- Non, je ne vois pas exactement cela comme toi : huit convives. Un qui se creuse la tête pour trouver des sujets de conversation que tous puissent partager, trois qui rebondissent tant bien que mal, avec plus ou moins de bonheur, un qui lance des blagues foireuses et les trois derniers totalement passifs. Il s'agit de parler de tout, et surtout de rien qui soit important, grave ou simplement personnel. Et ce n'est pas réservé aux dîners entre amis ou supposés tels, c'est rarissime qu'on se "parle" vraiment.
- L'insoutenable légèreté de l'être !
- Ce qui est joli et qui plait, dans la formule, est cette fameuse légèreté. Mais pourtant, il faut bien le reconnaître, elle est insoutenableà qui veut être simplement "humain".
Des cocoricos puissants retentissent : Mariette vient de pondre et notre hôte abandonne ses hôtes pour chercher dans les buissons son œuf quotidien, car la petite poule rousse s'ingénie à les déposer un peu partout dans le jardin. La conversation languit et les rires se taisent. Pause dans les conversations.

IMPRESSIONS FERRARAISES

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POUR EN FINIR AVEC LES  ANCIENNES ESCAPADES

Ferrare, une ville paisible, où les rues sont désertes et pavées

Pointe de diamant

Après le tremblement de terre du 29 mai 2012

 Des palais dont seule la porte principale est décorée, le reste étant en brique apparente

Impressions mêlées ...

... et, forcément, un peintre ferrarais :

 Maestro della Maddalena Assunta
Maître actif à Ferrare dans la première moitié du XVIe


Même la nuit est douce à Ferrare


Michelaise égarée 

MEMLING, RENAISSANCE FLAMANDE AUX SCUDERIE DE ROME

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Vierge allaitant, collection privée

Après avoir apuré les  escapades précédentes et les visites récentes, me voici prête à entamer un nouveau périple, celui de nos vacances de Toussaint, centrées sur le Festival de Fayence (ici et ici) mais riches de bien d'autres découvertes que celles liées au quatuor à cordes. Et ce, d'autant plus qu'avant d'investir le Var pour une semaine, nous avons fait un petit tour par Rome. Il fallait bien renouveler notre provision épuisée de gâteaux juifs !! Mais surtout, soyons sérieux, Rome offre, depuis quelques années maintenant, de plus en plus d'expositions justifiant parfois à elles seules le déplacement, toujours merveilleux, dans la Ville Éternelle ! Première d'entre elles, et prétexte officiel de ce voyage, la très rare exposition Memling, organisée dans les règles de l'art comme à chaque fois, par les Scuderie du Quirinal. La précédente exposition consacrée uniquement à ce peintre avait eu lieu en 1994 (déjà 20 ans !) à Bruges (nous en étions mais la présentation était de bien moins bonne qualité et la foule telle qu'on avait eu du mal à approcher les panneaux, souvent de petite dimension), c'est dire si l'événement est d'importance pour l'histoire des arts. Et comme c'est la première manifestation dédiée uniquement à Memling qui se tienne en Italie, les romains devraient s'y presser en masse. Or, comme à l'ordinaire, la visite a été d'un calme et d'une sérénité absolus, ce qui rend ce genre de déplacement encore plus plaisant.


Fort apprécié par la puissante communauté des marchands, banquiers, riches commerçants, ecclésiastiques et même nobles italiens installés à Bruges, le peintre favori des lettrés et des puissants de son siècle s'est posé en digne successeur des maîtres flamands vénérés qu'étaient jusqu’alors Jan van Eyck et Rogier van der Weyden. Et ce, dès le début de la création de son atelier, pour la plus grande satisfaction de l'élite urbaine qui constituait son réseau de commanditaires.
Le style de Memling est statique et spatial, son esthétique, rationnelle, tend vers l'idéalisation des modèles, malgré un message clairement narratif. Son monde immobile, placé sous un éclairage immuable, se présente comme des constructions ouvertes dans lequel les personnages sont disposés comme des figurines ou comme des sculptures.

Annonciation, revers du triptyque de Jan Crabbe

Sa technique est fluide, la peinture, extrêmement mince permet des transparences aux effets remarquables. Elle laisse parfois deviner, sous la couche définitive, le dessin préparatoire, nerveux, complexe, car l'artiste préférait la mise en place directe sur le panneau à la pratique d'un dessin préparatoire sur papier. Dès 1467, il abandonne son graphisme "gothique", un peu raide, pour une ébauche "moderne", à la craie noire ou au fusain, qu'on lit  encore parfaitement aux infras-rouges.
L'exposition détaille l'intégralité du travail de l'artiste flamand parmi les plus réputés de son époque, du grand triptyque d'autel au petit tableau de piété portatif et pliable, en passant bien sûr par son incomparable talent de portraitiste.

Triptyque Pagagnotti

En ce qui concerne les commandes religieuses, l'exposition a été l'occasion de reconstituer des polyptyques démembrés (l'affaire est toujours émouvante) comme le triptyque Pagagnotti (les Offices de Florence et la National Gallery de Londres ont prêté leurs morceaux) et le triptyque de Jan Crabbe (panneaux en provenance des Musée Civique de Vicence, de Morgan Library de New York et du Musée Groeninge de Bruges), présentant aussi, qui a fait le voyage de Bruges, le monumental triptyque de la famille Moreel qui est une pure merveille. Par contre, pour le triptyque du Jugement Dernier, que les polonais un peu échaudés par les mésaventures à rebondissements de leur tableau piraté (1) ont refusé de prêter, il fallut nous contenter de reproductions projetés en boucle !

Vierge à l'enfant du musée national de Lisbonne

Les Scuderie ont, par ailleurs, choisi d'insister sur un genre dans lequel le maître de Bruges a excellé, celui des retables de dévotion personnelle, qui furent très en vogue au XVème siècle.
Ces panneaux, petits et intimes, sont conçus pour la prière et la médiation privées. Leur taille a permis à l'artiste de montrer sa capacité à décrire les détails les plus fins, parfois anecdotiques. Souvent, l'acheteur demandait à l'artiste de personnaliser l'iconographie en fonction de ses affinités parmi les saints. Le succès de ces petites images, qu'on pouvait suspendre au-dessus d'un prie-Dieu ou tenir dans ses mains, n'est sans doute pas étrangère à la naissance des formes de dévotion modernes, plus axées sur la nature humaine du Christ. Le chrétien, encouragé à imiter l'humilité et la souffrance terrestre de Jésus, contemplait de près le mystère divin par l'intermédiaire de ces images de piété et se rapprochait de la perfection morale par la prière.


Un des très rares portraits isolés de femmes laissés par l'artiste (il en existe un autre, entier, à Bruges) le panneau a manifestement été coupé puisqu'on ne voit pas les mains du personnage. Son allure est sobre, quoique fort élégante : visage pâle, coiffure en hauteur, voile transparent empesé et vêtement assez échancré, la femme est présentée sur un fond sombre, uni et sans fioriture.

L'exposition présentait, bien sûr, une magnifique série de portraits, ces derniers représentant un tiers de l'œuvre connue de Memling (2), d'ailleurs surtout apprécié aujourd'hui  pour son formidable talent de portraitiste. Memling dépeint ses sujets, souvent présentés sous un angle de trois quarts, soit devant un fond neutre, soit devant un cadre architectural ou un paysage réaliste. Si la première solution, souvent à finalité commémorative, plaisait aux plus conservateurs, c'est la deuxième, plus originale e plus flexible, qui a assuré le succès du peintre. Il a représenté la plupart de ses modèles italiens devant un paysage, composition rapidement adoptée par des artistes italiens comme Sandro Botticelli, Pérugin et Léonard de Vinci. Ces portraits peuvent constituer des œuvres indépendantes ou, parfois, faire partie des tableaux de dévotion dont nous parlions plus haut. De nombreux portraits de Memling sont arrivés en Italie, où posséder une peinture sur bois d'Europe du Nord ont été considéré comme un symbole de réussite sociale .


Ses modèles, toujours impassibles, ont l'air un peu absent : disposées dans l'espace comme des scultpures vivantes, leur visage est souvent ovoïde, avec un long nez pincé et un grand front. Le modelé est doux, comme poli dans le marbre. Parfaitement identifiables par une physionomie précise, plus que par un caractère ou une expression, ils semblent ne pas avoir d'âge réel. Ce qui fait l'originalté et la manière de Memling en l'espèce est le cadrage, très serré, comme un gros plan photographique, avec les mains souvent posées sur le rebord du panneau.

Portrait d'homme avec une monnaie romaine d'Anvers
Le manteau noir boutonné, dépourvu de tout ornement, la chemise repliée sur le col, le petit capuchon noir rabattu sur les cheveux bruns et bouclés, la composition du paysage et les nuages délicatement dentelés sont caractéristiques de la manière de l'artiste. Cependant, le fait qu'il tienne dans la main gauche une médaille est peu courant et a donné lieu à des quantités d'hypothèses afin de l'identifier, les critiques étant très prolixes en la matière. En revanche tous s'accordent à dire qu'il est italien, à cause de sa physionomie et surtout du palmier solitaire qui orne la partie droite du paysage. Sa pièce a été identifiée comme un sesterce battu à Lyon sous l'empereur Néron. Si l'on rajoute à ces indices les deux feuilles de laurier qui apparaissent discrètement dans le bord inférieur du tableau, comme si le sujet tenait une branche dans sa main droite invisible, la solution du rébus est limpide : Nero (ou Neri, del Nero, Nerone, de Niro ...) Palma (ou Palmieri) Lorenzo (ou Allori) sont les noms qui peuvent être les siens. Car on sait que les lettrés italiens aimaient à user de "pictogramme" pour se désigner.

Mais surtout Memling est le premier artiste non italien à présenter ses portraits devant un paysage, et ce, dès 1467. Les organisateurs de l'exposition vont même jusqu'à dire qu'il a anticipé le genre, alors que d'autres commentateurs pensent plutôt à une osmose en lui et Pisanello, Lippi et Andrea del Castagno. Procédé repris, nous l'avons dit plus haut, par d'illustres suiveurs.

A gauche, Christ bénissant à la couronne d'épines, de Memling au musée Palazzo Bianco de Gênes
A droite, le même sujet par Domenico Ghirlandaio, du Philarmonia Museum of Arts de Philadelphia

Une section de l'exposition, enfin, était consacrée aux rapports de l'artiste avec l'Italie. Les goûts cosmopolites des acheteurs transalpins de Memling l'encouragèrent à enrichir son esthétique relativement classique avec des formules innovantes. Par ailleurs, les nombreuses copies  de ses œuvres témoignent de son influence, comptant nombre de disciples et d'admirateurs non seulement à Bruges, mais aussi ailleurs en Europe. Témoin  la fidèle copie du Christ bénissant par la main de Ghirlandaio, qui prouve que la demande de répliques de ses œuvres était grande, même dans un important centre d'art comme Florence (où l'on pouvait admirer à l'époque le triptyque de Benedetto Pagagnotti (4), dans les appartements privés du palais de l'évêque de Florence), mais aussi à Venise et dans d'autres villes italiennes où l'on retrouve son influence chez les artistes locaux.


Quelques oeuvres aux thèmes plus originaux, dont ce triptique La vanité terrestre et le Salut divin, oeuvre particulièrement raffinée et d'une rare érudition réalisée pour les Loiani de Bologne aux alentours de 1485 : il expose, en termes symboliques et aisément compréhensibles, la parabole de l'existence humaine, au regard de la miséricorde divine. Musée des Beaux-Arts de Strasbourg.


Memling fut, de son vivant, le maître de Bruges par excellence. Sa grande influence artistique et sa sensibilité aux goûts des clients sont la base de la production d'œuvres qui, en plus de leur beauté, prirent, dans l'histoire de l'art, une importance particulière. De fait, il a profondément marqué l'art du XVe siècle et la peinture, à Bruges et en Italie, pour la génération suivante.


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(1) Le commanditaire du triptyque était le banquier florentin Angelo Tani (1415-1492), homme de confiance de la banque des Médicis et directeur de la filiale brugeoise de la banque de 1455 à 1469. C'est en 1467 (année de son mariage avec Caterina di Francesco Tanagli) qu'il commanda cette oeuvre, sans doute pour la chapelle qu'il possédait à la Badia Fiesolana, dédiée à Saint Michel. Saint présent sur deux des volets du triptyque, particulièrement au centre, en train de trier les âmes, comme il se doit ! Ce n'est qu'en 1473, qu'enfin terminé l'oeuvre quittait Bruges pour l'Italie.
Embarqué à bord du Matteo, une des deux galères effectuant pour le compte de la Banque Médicis la liaison Bruges-Pise-Constantinople, cette dernière fit d’abord escale à Southampton pour y récupérer des marchandises. Puis le navire repris la route vers Pise, lorsque, le 27 avril 1473, il fut attaqué par le pirate Paul Beneke, armé par la Hanse, en guerre avec l'Angleterre. Beneke remit le Jugement dernier à ses armateurs de Gdańsk, qui confièrent le tableau à la Marienkirche de la ville. Toutes les protestations du monde n'y firent rien et, malgré des menaces d'excommunication, les polonais conservèrent le tableau jusqu’en 1807 où il fut confisqué par les troupes napoléoniennes, pour être envoyé à Paris. En 1815, un bataillon de la garde de Poméranie s’en empara et l’emmena à Berlin, qui offrit aux polonais un Raphaël et trois bourses d’études pour de jeunes artistes de Gdańsk, pour tenter de le conserver en son musée. Mais es derniers refusèrent et dès 1816, le Jugement dernier était de retour à Gdańsk. Puis Gdańsk, ville libre, fut annexée par l'Allemagne en septembre 1939, et quand, 6 ans plus tard, les troupes soviétiques furent aux portes de la ville, les soldats allemands battirent en retraite jusqu’en Thuringe, emmenant avec eux le triptyque de Memling. Les soviétiques le récupérèrent pour l'installer à l'Ermitage avant de le rendre à la ville de Gdańsk en 1956.

(2) Un nombre exceptionnel d’œuvres de Memling ont été conservées : on y dénombre plus de ptrente portraits (formant parfois un diptyque avec une Vierge à l'Enfant), une vingtaine de retables ou de tableaux religieux avec des donateurs, souvent à plusieurs panneaux et de grande dimension, une quinzaine de représentations isolées de la Vierge dont les volets ou les donateurs ont disparu et enfin une vingtaine de tableaux illustrant divers thèmes de l’Évangile ou scènes moralisatrices.

(3) Avec le portrait d'homme à la lettre de Florence, non présenté à l'exposition.

(4) Copies ou inspirations foisonnent, par exemple chez Filippino Lippi ou chez Fra Bartolomeo, qui a copié certains détails, comme le moulin à eau représenté en arrière-plan le panneau central.

Les photographies étant strictement interdites dans l'exposition, mes illustrations proviennent des musées concernés, du site de l'exposition et de Wikipedia.

MARCHÉ, DEUXIÈME

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Les marchés se suivent et ne se ressemblent pas : autant dimanche dernier je suis rentrée perturbée, autant hier j'étais aux anges.
- Bonjour Michelaise !!
- Bonjour tout le monde, c'est plus gai que la semaine dernière ici, le temps y est pour quelque chose pas vrai ??
Certaines mamies inquiètes passent déjà leurs commandes de Noël, d'autres se désespèrent d'avoir à concevoir le menu de midi ...
- Mais pourquoi doit-on manger ??
- Mais parce que c'est bon !!!
Devant moi, un brave monsieur commence par demander si les coquilles Saint Jacques sont locales. Grand éclat de rire indulgent dans la queue, où tout le monde sait que ce n'est pas possible. Suite à une mortalité particulièrement forte (plus de 50%) qui raréfie les ressources exploitables, et parce que le renouvellement de l'espèce est lent, l'autorité de régulation de la pêche a décidé de laisser du temps au mollusque bivalve pour se reproduire. La décision a donc été prise, fin octobre, d'interdire totalement la pêche des coquilles Saint-Jacques (et des palourdes) sur le littoral charentais, pour la campagne 2014-2015. Nous épuiserons donc les fonds bretons, il n'y a que les touristes qui ignorent cela. Comme nous ne jurons plus que par les moules Saint-Michel, les nôtres étant bien malades.

Il n'est pas joli le carrelet, avec ses pois rouges !

Il veut de local ? on lui vendra donc du carrelet. Il est beau, bien épais, pas trop cher, et on lui explique gentiment comment le préparer : chacun y va de sa recette. Il s'en va, réjoui, son petit paquet sous le bras, et, en s'éloignant, se retourne :
- Il s'appelle comment déjà ce poisson ??
... toute la queue, en choeur :
- Du CARRELET !!
... les plus hardis ajoutant 
- Comme les petites cabanes sur l'estuaire !!
Mimique d'incompréhension absolue de notre acheteur du dimanche, on lui expliquera cela l'an prochain.

Le vanet, à ne pas confondre avec les pétoncles, dont la coquille est grise et lisse.

D'autres, surpris, me regardent acheter les derniers vanets, alors qu'une autre cliente s'éloigne, déçue : il n'y en aura plus pour elle. Considérant avec étonnement ma mine gourmande, ils veulent savoir à quoi cela ressemble.
- Ça ressemble un peu aux pétoncles mais c'est aussi fin que les coquilles Saint-Jacques, en tout petit , et en plus, avec un joli corail ! Un pur délice, simplement ouvert à sec, avec une bonne tartine de pain beurré.
- Ou au four, avec une persillade, ajoute la poissonnière.
Il faut dire que ces petits coquillages, pêchés dans le pertuis de l'île de Ré, en pêche très réglementée, ne supportent pas le transport. Donc on n'en trouve que localement, et encore pas toujours. Un vrai trésor du terroir maritime... On peut aussi les préparer comme une éclade, et là, c'est vraiment unique ! Cerise sur le gâteau, c'est deux fois moins cher que les pétoncles (de toutes façons, nous n'en avons plus jusqu'à l'an prochain !!).

Plus loin, "mon" marchand de fromages fait défaut, il nous "re"boude, faut dire qu'avec des clients comme ceux de l'autre jour, on ne peut pas lui donner tort. Un autre fromager, non, pas un vrai - son banc comprend autant de charcuterie que de produits laitiers - un "auvergnat" - il me dit venir du Lac Chambon - déploie ses talents de bateleur hors pair. Même s'il vend du brebis pasteurisé et du vache microfiltré, il est tellement avenant qu'on s'arrête pour déguster les lichettes qu'il tend généreusement à tous les passants, et écouter béatement les compliments qu'il dispense avec autant de générosité. Une autre michelaise (sans M majuscule, attention), ravie, le remercie d'être là, ben oui, on se sent tristes quand les forains ne viennent plus parce qu'on est moins rentable que les touristes !! Je finis par dénicher un fromage au lait cru dans son étalage, l'honneur est sauf.


Pour finir, passage chez le boulanger, où je me livre à quelques excès sucrés et, pendant qu'on prépare mes "gâteaux du dimanche", je compte de tête, et à haute voix :
-  1.90 + 1.60 + 1.35 = 3.85 ... voyons, c'est pas possible, ça fait plus !!
- Ah non, pas assez cher en effet ... recommencez ...
- 1.90 + 1.60 = 2.50 ... mais non, 3.50 !! Donc 4.85 !
- Et oui, ma p'tite dame, vous êtes trop jeune pour payer si bon marché...
Déconcertée Michelaise !! même si le flatteur a bien 20 ans de plus qu'elle, elle ne comprend pas trop ce que l'âge vient faire à l'affaire !!
- Euh ??? en tout cas, merci, un compliment fait toujours plaisir !!

Ils sont pas beaux les dimanches michelais ? D'autant qu'ils sont suivis d'un déjeuner à faire pâlir d'envie toutes les citadines en mal de menu, qui se lamentent sur la nécessité quotidienne de se nourrir !!

JEFF KOONS, UN SACRÉ DÉGONFLÉ !!

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La couverture de décembre 2014 de CdA

Connaissance des Arts de décembre 2014 : la rédaction a décidé de faire sa "une" sur l'exposition à Beaubourg de "l'artiste vivant le plus cher au monde" (1) : Jeff Koons. Cet ancien courtier en matière premières à Wall Street, l'homme se lance dans, je cite, l'art « en tant que vecteur privilégié de merchandising », autant qu'il devient courtier d'art (cela veut dire au passage qu'il en connait un brin sur les marchés et sur le "gonflage" des cotes !!) puis, on n'est jamais si bien servi que par soi-même, artiste. Cela se passe à la fin des années 80 : son lapin gonflable, suivi des Balloons Dogs et autres Puppys font bien vite parler de lui. Et, bien gérée, la cote monte, monte, monte !! Il épouse au passage une star du porno en 1991, dont il divorce en 1994, mais surtout, il met au point un système de production qui lui permet de faire "en grand" !! Actuellement son atelier, nous dit Connaissance des Arts, "a des allures de laboratoire de savant fou" (pas si fou que ça, mes amis, au prix où chaque objet sortant de là se vend, c'est plutôt la transmutation du plomb, pardon, du plastique, en or !). Une centaine d'assistants, revêtus de maques et de combinaisons blanches de protection "transportent sur des tables roulantes des homards géants ou des moulages en plâtre de statues antiques. Dans la section peinture, des jeunes gens au coude à coude mélangent des couleurs devant des nuanciers, juchés sur des échafaudages mobiles, travaillant méticuleusement avec de petits pinceaux... Dans le section sculpture, des jouets gonflables, achetés dans le commerce (bonjour l'inspiration !!) ont été numérisés avec d'être modélisés en 3D sur ordinateur..." J'arrête la description, c'est assez déprimant, même si le journal, dans un élan un peu exalté, éprouve le besoin de comparer ce système de travail à celui de l'atelier de Rubens, ce qui est pour le moins excessif.(2)

Aspirateur balais Hoover F 3870 ...
... sur fond d'une exposition à Versailles... qui "explique" : Les aspirateurs Hoover sont des ready-made (comme l'urinoir de Marcel Duchamp) mais ils sont enchâssés dans une vitrine de plexiglas bordée de néons. Ces aspirateurs destinés à aspirer la poussière resteront propres et neuf à jamais. Les appareils ménagers seront exposés dans l'antichambre du Grand Couvert. Koons écrivait en 1980 qu'il y montrait la sexualité à la fois mâle et femelle: « Il y a des orifices et des parties phalliques. »


D'autant plus déprimant que, fort de cette inventivité et de cette gestion pointue d'une création "new look", Jeff Koons est devenu, nous dit le journal "l'artiste des milliardaires". Il ne crée pas de forme, nous l'avons vu, "il s'empare de formes connues et les magnifie par l'agrandissement, le matériau de prix, le socle ou la vitrine" ! Mais surtout, surtout, c'est un champion de la mise en scène, du marketing (il promeut son travail en posant nu pour un magazine ou en s’exhibant avec sa femme (une autre !!) et leurs 6 gosses dans un lit) et il sait fort bien utiliser les médias. A preuve, l'aventure pas banale qui est arrivée à Connaissance des Arts : pour la revue de décembre, le rédacteur en chef avait imaginé un titre choc, qui abordait le succès de Koons avec un certain recul : "Jeff Koons va-t-il se dégonfler?" La cote de ses œuvres est tellement délirante, batailles de collectionneurs et assaut de snobisme aidant, qu'on peut légitimement se demander si un retour de bâton n'est pas envisageable. D'autant que tout cela repose sur une construction dont l'artifice est flagrant. Quant au jeu de mot, concernant l'artiste des machins gonflables, il était bienvenu.
Mais voilà, pour faire une article dans la revue et réaliser la couverture, il faut des images. Et, vous vous en doutez, notre artiste est entouré d'un staff impressionnant d'hommes de lois et de légistes qui ont pour seule attribution de protéger ses images. Pour publier des photos de ses œuvres il faut passer par les fourches caudines de la Jeff Koons LLC qui autorise ou non. Cela leur permet, en outre, de visualiser les maquettes, les textes et même les titres. Et que fit la Jeff Koons LLC : elle demanda au journal de changer l'accroche, carrément ! ... et, assez banalement, proposa un sans doute cent fois rebattu "Gonflé, ce Konns !", qui n'était finalement qu'un argument publicitaire de plus. Ce n'est que lorsqu'elle fut rassurée sur la teneur du titre (3) que la Jeff Koons LLC envoya les photos.
Hallucinant n'est-ce pas ? Il est clair que la liberté de la presse n'est pas la préoccupation première des juristes de Koons et que dans leur souci de préserver la cote de leur employeur, ils ne reculent devant aucun excès.


Guy Boyer, directeur de la rédaction, s'est fendu (et c'était à mon sens le moins qu'il puisse faire) d'un éditorial où, en termes mesurés et un peu trop flatteurs à mon sens, il expose l'affaire qui lui reste manifestement en travers de la gorge. Mais il a plié et c'est vraiment dommage. Même si le titre de son édito est musclé "Koons contrôle les médias", poussant le lecteur pressé à lire son argumentaire, il n'a tiré aucune conséquence pratique palpable de cette situation inadmissible : il offre toujours la couverture à l'artiste, avec un titre "plus soft, tu meurs" : "Jeff Koons, une star à Beaubourg". Même si, indirectement, le mot star a des connotations assez peu flatteuses - cela évoque, quand on est au courant, le succès passager et la gloire éphémère - cela reste très flatteur, au moins pris au premier degré. J'ai vraiment regretté que Guy Boyer ne soit pas allé au bout de sa logique d'indépendance : il n'avait qu'à supprimer les photos qu'on lui monnayait de cette façon odieuse. Couverture blanche, ou pourquoi pas juste avec une forme de cœur (puisque Koons s'inspire de formes banales, qui appartiennent à tous et dont chacun peut disposer à son gré) avec le titre prévu.


Et pour l'article me direz-vous ? Après tout, il était prêt et l'on avait engagé des frais en envoyant des reporters à Mahattan ! Et bien, on pouvait tout simplement remplacer les photos prévues par un encadré noir, dans le genre de celui des paquets de cigarettes avec une mention frappante du genre "Censuré par l'artiste". Il me semble que l'ensemble aurait eu un meilleur écho, qui sait, aurait peut-être même fait le buzz dans le petit monde de l'art, qui n'aime guère ce genre de vagues.

Chien en ballon glané sur le site "sculptures en ballon pour les enfants"
... sur fond d'une exposition à Versailles.

Quant à Jeff Koons, je vous avoue qu'en ce qui me concerne c'est le degré zéro de ce qu'est devenu l'art contemporain : une inexorable "machine à fric", l'étalage impudique de la crise morale du marché de l'art, auréolé de fumeuses critiques dont la teneur est éminemment contestable. Personne n'ose dire qu'un chien en ballons, dont la forme est issue d'un jouet gonflable, à 40 000 000 d'euros (ou de dollars, on n'en est plus à une approximation près), c'est d'une indécence insigne ... fut-il orange ! Et, à défaut d'oser le dire dans CdA, il me semble que le mieux est, déjà, d'éviter d'enrichir les organisateurs d'expositions en allant visiter les rétrospectives douteuses dont on imagine sans peine qu'elles représentent pour l'artiste une source annexe de revenus confortables. Ne serait-ce que par les droits perçus sur les produits dérivés !

464€ x 2 500 = 1 160 000 euros

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Sources : la provenance des photos qui illustrent cet article est indiquée, j'ai pris soin de ne montrer AUCUNE photo visible d'une oeuvre de notre valeureux homme d'affaires, pour avoir le droit de dire ce que j'ai envie de dire !!

Mon titre, vous l'aurez compris, s'inspire directement de celui suggéré par la J.Koons LLC.

Notes :

(1) avec son Balloon Dog (orange) vendu près de ... 40 millions d'euros ! Vous ne voyez pas ce que ça représente, habitué à manipuler au mieux quelques milliers d'euros ... moi non plus d'ailleurs, sauf que "ça fait vraiment beaucoup" !!!!

(2) D'autant que l'article précise "Comme Rubens à l'époque baroque, l'artiste ne réalise aucune des oeuvres de ses mains, il en a l'idée, le concept, et la fait exécuter par des professionnels". Certes, priviligiant les grands formats, et aimant par ailleurs mener une vie mondaine qui l'accaparait fort, RIbens avait besoin d'aide et son atelier était conséquent. Ne serait-ce que pour broyer les couleurs dont il utilisait des quantités impressionnantes. Certes, ses cycles et grandes compositions, conçus par lui, doivent à la main de ses assistants une bonne partie de leur réalisation technique. Mais tout de même, aller jusqu'à dire qu'il ne réalisait aucune oeuvre de ses mains, c'est déraper un peu !
Comme beaucoup de ses confrères qui avaient du succès, Pierre Paul Rubens travaillait avec de nombreux assistants. Mais il faut préciser que nombre de ses collaborateurs devinrent, après leur passage à l'atelier du maître, de grands peintres à leur tour ... quand ils ne l'étaient pas déjà. Il avait, comme c'était l'habitude à l'époque, un grand atelier avec de nombreux apprentis et étudiants, dont certains, comme Anthoine van Dyck, sont devenus célèbres. Il a également fréquemment confié la réalisation de certains éléments de ses toiles, tels que les animaux ou encore les Natures mortes dans les grandes compositions, à des spécialistes comme Frans Snyders ou d'autres artistes comme Jacob Jordaens. En gros, les peintures de Rubens peuvent être divisées en trois catégories : celles qu'il a peintes lui-même, celles qu'il a réalisées partiellement (surtout les mains et le visage), et celles qu'il a seulement supervisées.

(3) Bien que ce ne soit pas précisé dans l’éditorial, cela se déduit de la phrase "Depuis, les images sont arrivées. Merci la liberté de la presse !".



DE GUERCHIN A CARAVAGE : SIR DENIS MAHON AU PALAZZO BARBERINI (1)

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Sir Denis Mahon entre un autoportrait du Caravage (non présenté à l'exposition) et le portrait du Guerchin par Benedetto Gennari, du musée de Bologne.

Sir John Denis Mahon ( 1910 - 2011) était un collectionneur britannique, mais aussi un historien d'art spécialisé dans l'Italie et le XVIIème siècle. Considéré comme l'un des rares collectionneurs d'art qui soit aussi un érudit respecté, il est crédité d'avoir remis la peinture baroque et pré-baroque au goût du jour, alors qu'elle était fort décriée et jugée bien peu intéressante. L'histoire de l'art italien lui doit beaucoup ...et nous aussi par la même occasion, car depuis les années 80, quand nous traversions en tordant le nez les salles XVIIe, nous avons beaucoup progressé et beaucoup appris en la matière ! et savoir apprécier ces toiles que notre goût ne nous avait permis d'aimer, est  une sacrée avancée qui rend nos visites bien plus captivantes.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de la Tête de Saint Pierre

Né à Londres dans une riche famille anglo-irlandaise, son père John Fitz Gerald Mahon (baronnet, quatrième me dit-on, je ne sais pas trop ce que cela signifie mais tout de même !!) avait fait fortune grâce à une banque d'affaires, la Guinness Mahon, ce qui lui assura durant toute sa vie une réelle aisance. Dont il ne profita nullement pour rester inactif, bien au contraire, ce fut un travailleur infatigable. Car il trouva très tôt sa "vocation". Eton College, Université d'Oxford, il fit des études brillantes mais décida de ne pas entrer dans l'entreprise familiale, préférant étudier l'art, en passant un an à travailler à l'Ashmolean Museum, sous la responsabilité de Kenneth Clark . Mais c'est Nikolaus Pevsner qui, au Courtauld Institute of Art de Londres, l'introduisit à la peinture italienne maniériste et baroque, allant jusqu'à lui donner des cours particuliers. C'est lui qui suggéra Mahon de s'intéresser au travail du Guercino, surnom, faisant allusion à son strabisme, de Giovanni Francesco Barbieri, un peintre bolognais, alors bien négligé, du 17ème siècle.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de la Sibylle de Cume (1617) Galerie Borghese

Guercino était un sujet idéal parce que sa vie est bien documentée, et il a été remarquablement bien représenté dans les collections britanniques, ce qui permit à Mahon de mieux le connaitre. D'ailleurs, quand Mahon acheta sa première oeuvre, en 1934 à Paris pour 120 livres, il s'agissait, excusez du peu, de Jacob bénissant les fils de Joseph par Guercino (Le Guerchin). Beau début pour une collection !! Décidée deux ans plus tard lors de l'achat, à peine plus cher (200 livres) d'un second Guerchin : l'idée étant d'acheter à vil prix des peintures auxquelles les musées ne s'intéressaient pas pour éviter qu'elles ne soient dispersées, puis de les leur offrir plus tard, quand il aurait réussi à réhabiliter cette période méprisée. Le dédain des conservateurs à l'égard du baroque tenait, en particulier en Angleterre, aux jugements à l'emporte-pièce d'un John Ruskin, qui détestait les Carracche, les qualifiant de «racaille du Titien», et à la préférence marquée des collectionneurs et amateurs d'art pour les «primitifs italiens» du XIIIe au XVe siècle.
Ce mépris, aggravé en Angleterre par les préjugés religieux - on n'aimait pas la peinture "catholique"-, permit à Mahon d'acquérir, pour des sommes modestes, des œuvres de peintres démodés comme Domenichino, Andrea Sacchi et Ciro Ferri, peintures dont il fit plus tard généreusement cadeau à la National Gallery.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de la Sibylle de Cume (1617) Galerie Borghese

A la fin des années trente, il rencontra l'expert viennois Otto Kurz, un autre membre de la diaspora des historiens d'art juifs qui avaient quitté l'Allemagne et l'Autriche vers le début de la décénie, et qui l'aidait dans les traductions d'italien ! Ils se rendirent ensemble en URSS pour y étudier les maîtres italiens. L'exposition "Du Guerchin à Caravage" du Palazzo Barberini propose d'ailleurs neuf œuvres en provenance de l’Ermitage de Saint Petersbourg. Les deux amis partirent chargés d'une énorme caisse pleine de livres anciens, en particulier de biographies d'artistes écrites au XVIIe siècle par Giovanni Pietro Bellori et Carlo Cesare Malvasia. Les douaniers, suspicieux comme ils l'étaient dans ces années sombres, examinèrent la malle sous tous les angles et purent difficilement censurer de tels ouvrages. Par contre, ils exigèrent que les journaux anglais qui avait été utilisés pour envelopper les livres soit enlevés et remis aux autorités, informant les voyageurs qu'ils pourraient les récupérer au retour. Cela en dit long sur la bêtise humaine !!!
En 1947, Mahon publia son ouvrage "Studies in Seicento Art and Theory" qui reste un texte fondamental sur l'art du XVIIe siècle. Un livre qui fit énormément progresser les connaissances sur les peintres de ce siècle et qui fit beaucoup pour leur "réhabilitation", reste d'acutalité dans l'histoire de l'art actuelle.

Domenichino (1581-1641) - 
Détail de l'Assomption de Marie-Madeleine de Saint-Pétersbourg (1620)

Puis, dans les années 1950 et 60, Mahon "avança dans le temps", s’intéressant plus particulièrement au Caravage, écrivant à son sujet des articles très importants et identifiant des peintures qu'on pensait disparues. C'est ainsi qu'il réhabilita le Saint Jean-Baptiste jeune, qu'il voyait suspendu dans le bureau du maire de Rome, où on le considérait comme un copie ancienne et qui est aujourd'hui l'un des chefs-d'œuvre de la Galerie du Capitole. Roberto Longhi, qui se considérait comme le chef de file italien dans l'étude de Caravage au XXe siècle, était irrité par les incursions de Mahon dans "son territoire", mais il dut reconnaître que ses observations étaient très souvent justes. Car, je l'ai dit, non content d'être collectionneur, l'homme était aussi un remarquable historien d'art, érudit et rigoureux dans ses analyses. Il s’intéressa ensuite à Poussin, ce dont l'exposition romaine rend compte de façon détaillée dans la dernière salle, à travers plusieurs toiles prêtées par la Russie.


Nicolas Poussin (1594-1665) - 
Détail de Vénus, Faune et putti de Saint Saint-Pétersbourg

Deux fois administrateur de la National Gallery (1957-1964, 1966-1973), il initia pour ce musée plusieurs acquisitions importantes, dont l'Adoration des Bergers de Guido Reni, et en 1970 d'un superbe Caravage tardif, Salomé recevant la tête de saint Jean-Baptiste. Mais surtout, dans les années 1990, il fit don de sa collection entière à divers musées du Royaume-Uni, à la National Gallery, bien sûr, mais aussi à l'Ashmolean Museuml d'Oxford, au Fitzwilliam Museum de Cambridge, à la Scottish National Gallery d'Edimbourg, à la National Gallery of Ireland de Dublin, et aussi à la Pinacothèque Nationale de Bologne.

Domenichino (1581-1641) - 
Détail de l'Assomption de Marie-Madeleine de Saint-Pétersbourg (1620)

Ce qui ne l'empêcha pas de continuer à acheter avec ferveur des œuvres méconnues : ainsi, en décembre 2007, il était déjà presque centenaire, il acquit une peinture, considérée comme l'œuvre d'un disciple anonyme de Caravage qu'il paya 50400 livres. L'année suivante, elle fut authentifiée par lui comme étant un vrai Caravage : il s'agit d'une première version de la peinture Les Tricheurs. Après avoir célébré ses 100 ans en 2010 à la National Gallery, dans la galerie du Baroque italien qu'il avait contribué à aménagée et à "meubler", il mourut en 2011, respecté de tous comme critique d'art audacieux et généreux mécène. Disons enfin que ce personnage d'une énergie sans faille, qui aurait pu vivre de ses rentes et travailla quasiment jusqu'à la fin avec une ardeur constante, fut, aussi, un grand amoureux d'opéra et de musique.

Guido Reni (1575-1642) - Détail de Salomé avec la tête de Jean-Baptiste (1638-39) de la Galerie Corsini à Rome

C'est à cet homme hors du commun que le Palazzo Barberini a décidé de rendre hommage, en reconstituant ses collections, et en regroupant les œuvres qu'il avait identifiées, aimées ou découvertes : Le Guerchin, Domenichino, Le Carvage, Poussin, Carrache... Chercheur énergique, précis et exigeant, "chasseur" ardent et "croisé" magnanime, Denis Mahon était un homme passionné, d'une générosité rare et toujours désireux de partager ses travaux, plaidant, faisant conférences et cours à tous ceux qu'il voulait convaincre de l'excellence des artistes baroques. Et, de fait, il a énormément œuvré pour cette période longtemps sous-estimée et aujourd'hui, grâce à lui, enfin réhabilitée.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de Sant'Andrea Corsini (1629-30) Galerie des Offices de Florence

Cela valait bien un hommage ! Exposition qui permet, donc, d'admirer nombre de merveilles : à côté de tableaux de sa collection, légués à des musées importants dont il se sentait proche, la manifestation fait le point, à travers une sélection rigoureuse de peintures, sur les découvertes et études réalisées par Mahon sur l'art du XVIIe siècle italien. Dans de nombreux cas, les études de Sir Denis Mahon ont conduit à l'attribution de peintures et expliqué le "modus operandi" de certains artistes, y compris pour le Caravage, et ces toiles représentent maintenant le patrimoine culturel des musées les plus importants dans le monde. L'exposition présente en effet un ensemble d'œuvres d'art importantes de Caravage, afin de clarifier la position critique de Mahon à côté de celui du plus grand «spécialiste» italien de l'artiste, Roberto Longhi. La manifestation se fixe enfin pour objectif de (re)mettre en valeur un grand groupe d'oeuvres provenant des zones de tremblement de terre en Emilie de 2012 - zones dont les musées sont fermés -, oeuvres connues et aimées par Sir Denis Mahon, durant ses années de voyages en Italie.

A suivre :
LES GUERCHIN DE DENIS MAHON (2)
LES CARAVAGE DE DENIS MAHON (3)

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Photos autorisées dans l'expostion
Sources
Le décès de Sir Denis Mahon par Gabriele Finaldi dans The Guardian de 2011
Et bien sûr le site de l'exposition, très complet

LES GUERCHIN DE DENIS MAHON (2)

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Pas question de vous imposer ici tous les Guerchin présents à l'exposition, mais seulement un petit choix de toiles particulièrement belles.

Vénus, Mars et Amour par Le Guerchin,

La toile qui ouvre l'exposition  est emblématique de l'esprit de la manifestation. Elle vient de la Galerie Estense de Modène et fut "découverte" par Denis Mahon. La mise en espace est d'une inventivité formidable : Cupidon est représenté à l'instant où, après avoir fait "la mise au point", il s'apprête à tirer une flèche vers le spectateur. 


Un effet de lumière assez vif donne l'impression que l'arc et le bras sortent quasiment du tableau, presqu'en trompe-l'oeil, et l'effet est accentué par le geste de Vénus qui point un doigt élégant vers cette cible extérieure, nous. La flèche étant strictement perpendiculaire à l'arc, elle se limite à une pointe invisible et pourtant très menaçante !


La composition, d'un classicisme parfait, est d'une efficacité impressionnante. Deux diagonales se croisent précisément au centre obscur de la toile, et la flèche prête à partir se situe juste un peu au dessus de ce point. La diagonale haut droit-bas gauche passe par le visage de Vénus et suit avec précision ses jambes, l'enfermant dans le coin inférieur droit de la toile. Cette partie est de couleurs chaudes : la chair douce et claire, le tissu jaune d'un or profond qui recouvre les cuisses de la déesse créent une ambiance très lumineuse. Vénus, dans cette "demie-toile", est comme protégée des regards indiscrets de Mars, qui écarte avec autorité un rideau, faisant apparaître derrière lui un ciel nuageux et, au loin, une ville fortifiée éclairée par un rayon pâle. 


Ici les teintes sont bleutées, argentées et métalliques, seulement réchauffées le vêtement rouge que le dieu porte sur l'épaule gauche. Le seul lien entre ces deux zones chromatiques complémentaires est, bien sûr Cupidon qui empiète sur les deux espaces, créant ainsi l'union parfaite du sujet.


Mars, équipé de pied en cap, casque rutilant, plumet encore agité par la course qui vient de l'amener en ces lieux, cuirasse étincelante, lance martiale, a un regard farouche et conquérant. On a identifié avec précision François 1er, auquel la toile était destinée...


et ce avec d'autant plus de certitude que les armes qui ornent le carquois sur lequel Vénus s'appuie langoureusement, y posant une main presque possessive, sont les siennes.


Mais revenons à cette composition exemplaire : c'est justement à cette main raffinée qu'aboutit la deuxième diagonale du tableau. Elle part du visage du roi - ou du dieu -, suit la courbe des cuisses de la belle, passe par son ventre très sensuel et se termine sur ces doigts effilés et légers. 

La Vierge au passereau par Le Guerchin,


La toile, en en provenance de la Pinacothèque de Bologne à qui Mahon l'offrit, est une merveille de douceur et d'intimité doucement partagée. L'enfant joufflu et confiant est en équilibre sur le genou de sa mère qui le serre tendrement contre elle. Tous deux regardent avec une attention soutenue et complice le petit oiseau, à la patte tenue par une ficelle que la Vierge présent sur son index tendu. Une lumière chaude et diffuse, venant de la droite du tableau, éclaire les épaules de l'enfant, laissant son visage rosé dans l'ombre, et pose un éclat précis sur la main de la mère et sur l'oiseau.


Le thème est un grand classique de l'iconographie religieuse mais Guerchin le traite sans solennité majestueuse, ramenant la scène à une sphère intime et familiale. C'est une histoire de la vie de tous les jours : Marie est une jeune femme aux cheveux enveloppés dans un ruban de tissu simple, Jésus manifeste une fascination enfantine pour le jeu que lui propose sa mère. La petite ficelle qui retient l'oiseau prisonnier ajoute encore du réalisme à l'image. La scène est familière et spontanée, et riche d'une forte intensité émotionnelle. Pas d'anges, aucune auréole, aucun signe de la divinité de l'Enfant : c'est, en apparence, un instant de tendresse intense entre la mère et son bébé. Pourtant l'on sait, en tant que spectateur, que cet oiseau symbolise les souffrances futures de Jésus et préfigure son sacrifice. 


Ici encore, la composition de cette oeuvre de jeunesse de l'artiste (1615-1616) est parfaite : deux lignes partent de l'oiseau pour rejoindre les coins droits de la toile. Celle du haut passer la coque rosée de l'oeille de marie, suite la pointe de son nez et aboutit sur la queue du passerau. L'autre repart du même point, traverse la main de la Vierge, passe les deux genoux bien ronds du bébé pour se perdre dans le vêtement sombre de sa mère. Ce V concentre tout l'attention des personnages et du spectateur sur le sujet anecdotique de la toile, créant une zone chaleureuse au centre du tableau, un refuge qui concentre tout l'amour maternel,  exprimé ainsi avec force et retenue. L'atmosphère est douce et floue, accentuant le caractère intime de l'instant saisi. 

La Sibylle Persique  par Le Guerchin


Les Sibylles étaient des prophétesses, des femmes faisant oeuvre de divination. Elles étaient, selon les Anciens, au nombre de 12 et la sibylle persique est la fille de Berosos et d’Erymanthé, on la nomme parfois Sabbé. Les Pères de l'Église n'ignoreront pas ces textes obscurs qui circulent encore largement à leur époque. À leur suite et pendant longtemps, les auteurs chrétiens ont cherché, avec plus ou moins de bonheur, à voir dans les vaticinations des Sibylles des marques sans équivoque de l'attente du Messie sauveur par le monde païen. Ceci explique qu'elles sont fréquemment représentées dans l'art chrétien, particulièrement à la Renaissance ou encore à l'époque baroque. 


Il faut dire que ce sont des sujets attrayants pour les peintres qui peuvent ainsi, sous couvert de religion, réaliser de fort jolies femmes, aux traits pensifs, à la mine rêveuse ...


... vêtues de riches étoffes qui leur permettent de mettre en avant leur talent à représenter les étoffes. Les draperies rouges et pourpres de Persica, son élégant décolleté bordé d'un bleu vif, ses manches d'un blanc éblouissant, sont autant de délicieux prétextes que Le Guerchin manie avec un plaisir manifeste. Un jeu d’ombre et de lumière module la composition, qui émerge sur un arrière-plan sombre.


 L’équilibre serin de la composition, visage, buste, vêtements, pureté des traits, l’intériorité de l’expression, nature morte au livre sont d'un très grand classicisme. En principe, l'attribut de la Sibylle Persique est une lanterne symbolisant la lumière apportée par le Messie et elle foule au pied le serpent de Genèse qui a abusé Ève. Ici, aucun de ces éléments, mais l'inscription portée sur la tranche du livre sur lequel elle s'appuie est clair et ne laisse aucun doute quant à sa dénomination.

Amnon chasse sa soeur Tamar par Le Guerchin

Amnon est le fils aîné de David, demi-frère de Tamar, fille aussi de David mais d'une autre mère. Elle était d'une grande beauté, et Amnon en tomba amoureux. Cette passion le tourmentait car elle lui semblait sans issue. Yonadab, un ami, lui dit : " D'où vient, fils du roi, que tu sois si faible chaque matin ? Ne m'expliqueras-tu pas ? " Amnon lui dit : " Tamar, la sœur d'Absalon, mon frère, moi, je l'aime. " Alors Yonadab lui dit : " Couche-toi sur ta couche, fais le malade et quand ton père viendra te voir , tu lui diras : ''Que ma sœur Tamar vienne et qu'elle me prépare à manger, qu'elle prépare la nourriture à mes yeux pour que je voie et je mangerai de sa main. " Il se s'agit pas là d'un conseil félon ou malhonnête : rappelons que dans la Bible l'union entre d'un homme et sa demi-sœur n'était pas considérée, à cette époque, comme un inceste. 

Alors pourquoi ce désespoir ? Ce qui semblait impossible à Amnon, ce n'était pas d'épouser Tamar mais simplement de lui parler, de l'approcher : fille du roi et vierge, elle vivait à l'écart de la présence des hommes, mêmes de ses frères. Yonadab veut seulement permettre à Amnon d'adresser quelques mots en privé à Tamar, rien de répréhensible. 

Amnon met en œuvre le plan de son ami et demande même que Tamar lui prépare deux gâteaux appelés ''cœurs'', ce qui laisse percer son désir secret. Ainsi que Yonadab l'avait prévu, le roi David envoie Tamar chez Amnon. Elle prend de la pâte, la pétrit, et prépare sous ses yeux les gâteaux en forme de cœur qu'elle fait cuire. Puis elle les lui présente mais il refuse de manger. Amnon demande à ce que tous sorte de la chambre et dit à Tamar : "Apporte le plat dans la chambre et je mangerai de ta main. " Tamar prit les ''cœurs'' et les lui apporte. Il la saisit et lui dit : " Viens, couche avec moi, ma sœur! " Elle lui dit : " Ne me violente pas, mon frère, car cela ne se fait pas en Israël. Ne commets pas cette infamie. Moi, où irais-je porter ma honte et toi tu seras comme un infâme en Israël ! Parle donc au roi : il ne me refusera pas à toi." Mais Amnon refuse de l'écouter et ne suit que la violence de son désir. Il se saisit d'elle, lui fait violence et coucha avec elle. Alors Amnon se prit à la haïr d'une haine encore plus forte que l'amour qu'il avait eu pour elle. Il lui dit : " Lève-toi ! Va-t-en ! ". Elle lui répond : " Non, mon frère, car me chasser serait un mal plus grand que l'autre que tu m'as fait. " Rien n'y fait, Tamar l'implore de la garder, de le pas la déshonorer plus, mais il appele un serviteur et lui déclare : " Chasse donc celle-là de chez moi, dehors, et verrouille la porte derrière elle. " 

Jetée dehors, Tamar se couvre la tête de cendres, déchire la tunique à manches longues, symbole de sa virginité perdue, et part en pleurant. Son frère Absalom (demi-frère donc d'Amnon) lui dit : " Serait-ce que ton frère Amnon a été avec toi? Maintenant, ma sœur, tais-toi. C'est ton frère : ne prends pas cette affaire à cœur . " Tamar demeure donc, abandonnée dans la maison de son frère Absalom. Lorsque le roi David apprend toute cette affaire, il est très irrité mais ne fait rien, ne punit pas Amnon pour il éprouve une très vive affection. 


Le Guerchin représente de façon très pudique, sans suggérer le viol par des tenues trop dénudées comme d'autres le firent, l'instant où Amnon jette sa sœur dehors. 



Son geste, très inspiré du Caravage - comme le strict profil tourné vers Tamar, et la main posée sur la hanche - indique la porte qu'on aperçoit comme un trou noir sur la droite.


La jeune femme lève les mains en signe de dénégation et de désespoir. La scène est très statique, sans doute pour accentuer son caractère tragique et définitif. 


Ce statisme est accentué par la composition linéaire de la scène : Guerchin nous offre une mise en espace totalement frontale, les yeux des personnages, leur bouches, leurs mains droites sont strictement au même niveau, figeant l'instant comme un cri. La violence est sous-jacente, prête à exploser... l'expulsion est suggérée par la ligne des mains gauches qui ouvre la composition vers la droite, vers cette porte d'infamie qui attend Tamar.


A suivre :
LES CARAVAGE DE DENIS MAHON (3)


Source pour l'histoire de Tamar : une conférence biblique ici.

LES CARAVAGE DE DENIS MAHON (3)

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LES GUERCHIN DE DENIS MAHON (2)

Le jeune Bacchus malade (1593-94)
Rome Galerie Borghèse 


Réalisé au début de la période romaine de Caravage, cette toile de chevalet est celle d'un artiste encore peu connu qui doit "vendre", et donc, plaire. Mais on sent bien dans cette toile combien l'artiste est déjà sûr de lui et a un vrai caractère, car il ne sacrifie pas aux canons du marché. Traditionnellement en effet, on représente Bacchus soit ivre et âgé, soit jeune et en train de séduire Ariane.


Ici le dieu est seul, comme un portrait (on s'accorde d'ailleurs en général à dire qu'il s'agit d''un autoportrait(1)), pas dans une scène de genre d'un style buccolique, comme c'est souvent le cas. Accoudé sur une tablette en pierre où repose une nature morte composée de pêches et de raisins noirs, il tient à la main une grappe de raisins blancs qu'il semble vouloir porter à la bouche. Le buste à-demi tourné donne l'impression qu'il a été interrompu dans sa dégustation des raisins pour faire face au spectateur. Le visage est représenté de trois-quarts et porte une couronne de lierre, ainsi qu'un costume drapé blanc à l'antique, qui laisse une épaule dénudée, selon un schéma d'atelier que les historiens d'art ont clairement identifié (2). 


Le Bacchus malade fait partie de l'ensemble de premières œuvres produites vers 1593-1594, représentant de jeunes garçons bruns, frisés, associés à des éléments de nature morte (fruits, feuilles), dans un traitement profane ou mythologique. Certains éléments vont traverser une grande partie de l’œuvre ultérieure de Caravage, en particulier le traitement de l'ombre et celui de la lumière, qui provient de la gauche, laissant des fonds sombres, indistincts, voire complètement noirs.


Quant au titre de l'oeuvre, il est certainement "romantique", tout à fait dans la tradition qui fait du peintre un artiste maudit, un paria, un renégat en marge de la société. Pour autant, il faut bien avouer que, mauvais traitement de la peinture ou pas, le personnage, donc Caravage lui-même, n'a pas trop bonne mine ! Quoique doté d'une musculature athlétique, son teint cireux, sa chair gonflée, ses yeux cernés, cette bouche presque violette donnent une incontestable impression de mauvaise santé. 


Le joueur de luth (1595-96)
Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg 


De la même veine d'inspiration (un tableau fait pour séduire d'éventuels acheteurs), l'oeuvre plut puisqu'il en existe trois versions. (3) Or, on le sait, Caravage reproduisait volontiers ses propres peintures si elle avait l'heur de tenter les commanditaires. Lui, ou parfois ses suiveurs : on était moins bégueule qu'aujourd'hui en matière de "copie" !!


Certains identifient le sujet comme étant le castrat espagnol Pedro Montoya, qui était durant ces années-là (1595-96) chanteur à la Chapelle Sixtine. Le jeune homme a les lèvres légèrement entrouvertes, comme s'il était en train de chanter en s'accompagnant de son instrument. Le regard langoureux et la bouche voluptueuse sont caractéristiques de la sensualité des modèles peints par Caravage durant sa première période romaine. 


D'autres l'indentifient au peintre sicilien Mario Minniti, qui était dans l'atelier romain à cette époque et que Caravage retrouvera d'ailleurs durant son séjour en Sicile. Ils se basent pour étayer cette affirmation sur le fait que le modèle semble s'appliquer à faire preuve de professionnalisme pour pincer ses cordes, mais l'ensemble manque un peu de naturel et fait posé. 


L'élément le plus notable de la toile est la double nature morte représentée sur la table : celle des fruits et des fleurs arrangées dans un superbe vase translucide, qui reflète la lumière, et, à côté une nature-morte "musicale".


Le violon et son archet, posés de biais sur la table de marbre, font comme un contrepoint musical au luth dont joue le musicien, d'un air nonchalant et languide.


La partition a été identifiée par les musicologues comme provenant du Premier livre de Madrigaux à 4 vois de Jakob Arcadelt (1539-1654): 


Chi potrà dir quanta dolcezza provo, 
Se la dura durezza in la mia donna, 
Voi sapete ch'io v'amo anzi v'adoro, 
Vostra fui e sarò mentre ch'io viva. 

Tous ces madrigaux parlent de thèmes amoureux et de passion. La toile serait donc une invitation à jouir des plaisirs de l'art, musique et chant, mais aussi avec des plaisirs terrestres plus prosaïques, fleurs et fruits, et ceux, tout aussi sensuels, de l'amour ! On a, enfin, avancé une dédicace à Giustiniani, à cause du grand "V" - majuscule clairement lisible sur la partition - qui serait l'initiale du prénom du commanditaire, Vincenzo. 


La composition enfin, est très originale : une ligne principale trace la direction générale de la scène : c'est la grande ligne jaune qui va du haut du bouquet au manche du violon. Elle est doublée par l'inclinaison de l'épaule du musicien et par le dégradé de la nature-morte. Puis, posés comme des notes accentuées dont le modèle serait l'inclinaison des yeux du luthiste, quelques accents rigoureusement parallèles à cette direction : page de la partition et du livre posé en dessous, corps du violon, manche du luth ... Comme des altérations, dièse ou bémol, dans une partition dont la tonalité principale doit subir quelques variations.

Judith décapitant Holopherne  (vers 1598)
Rome Galerie Nationale d'Art ancien


Une des œuvres les plus impressionnantes de l'artiste, on a du mal à l'oublier tant elle est frappante. Le peintre était, lorsqu'elle fut peinte, au service du Cardinal Del Monte. Mais le commanditaire était un banquier génois Orazio Costa, qui acheta d'ailleurs plusieurs autres œuvres comme L'Extase de saint François, ou Marthe et Marie-Madeleine.


Fillide Melandroni, la plus célèbre des courtisanes à avoir posé pour Caravage, sert de modèle pour Judith ; cette jeune femme, âgée d'environ 20 ans en 1600, est également la Catherine de Sainte Catherine d'Alexandrie (1598) et la Marie Madeleine de Marthe et Marie-Madeleine (1598-1599). (5)
Le visage cruel de la vieille servante est sans doute inspiré par les études ou caricatures de Léonard de Vinci, conservées à la pinacothèque ambrosienne de Milan.


La scène (6) représente la veuve Judith qui, après avoir séduit le général assyrien Holopherne, l'assassine dans son sommeil pour sauver son peuple du tyran pendant le siège de Béthulie. Une servante l'accompagne portant un sac pour emmener la tête quand elle sera coupée. 


La radiographie montre qu'à l'origine, Judith était représentée les seins nus ; Caravage décida finalement de les recouvrir d'un voile et la sensualité de cette poitrine tendue dans l'effort n'en est que plus torride ! 


Caravage a figé l'instant : celui du cri de l'homme décapité dont Judith n'a pas encore fini de couper la tête, qui commence à se détacher du corps.


Le sang gicle sur l'oreiller et le drap, le bras musclé se replie dans un acte ultime de douleur et d'inutile défense. Par sa mise en scène intemporelle, proche d'un instantané, ce tableau illustre le refus de Caravage de respecter les conventions iconographiques en cours pour ce type de scène. C'est Judith décapitant Holopherne, mais c'est aussi la Vertu triomphant du mal, ou mieux encore, la Contre-Réforme catholique en cours combattant sans pitié l'hérésie. 


La composition est puissante et les lignes de forces suivent les regards : deux axes principaux, regard de Judith-main ouverte du supplicié d'un côté, épaule d'Holopherne-main de Judith en train de trancher-mains de la servante qui attend la tête de l'autre. C'est l'action principale.
Deux autres axes secondaires s'ajoutent au récit (axes rouges) : celui qui joint le regard de la servante à la main de Judith tirant les cheveux du général assyrien d'une part, et les deux mains de l'homme assailli par la vindicte de ces deux femmes déterminées et farouches, d'autre part. Le peintre joue, pour créer le drame, sur un puissant jeu chromatique entre ombre et lumière, grâce à un violent éclairage latéral traversant la scène depuis la gauche (comme toujours !). Les teintes chaudes dominent : le rouge du rideau qui clos la scène répondant au vermillon du sang qui gicle, l'or du manteau de Judith faisant écho au brun brillant du tissu que tient la servante. 


Saint Jérôme écrivant (1605-1606)
Rome Galerie Borghèse 


Il est possible que Scipion Borghèse, déjà détenteur de La Madone des palefreniers, ait été le commanditaire du tableau. 


Le traducteur de la Vulgate, drapé dans un grand manteau rouge qui évoque son rang de cardinal, est représenté en train d'écrire, tout en lisant le texte sur lequel il travaille. Son bras droit, démesurément long, tient un stylet qui avance tout seule !! La figure du vieillard à front ridé et barbe cotonneuse fait penser à celles de l'Abraham du Sacrifice d'Isaac ou du  Saint Matthieu et l'Ange de Saint Louis des Français. 


Sur la gauche, le tableau se termine par le memento mori d'un crâne, presque symétrique de celui du saint, placé sur un livre ouvert.


On ne peut pas dire que Caravage se répète dans le choix de ses compositions : ici, tout est strictement horizontal !! Seuls les deux pieds de la table sur laquelle travaille le saint, ancrent la composition de façon stable et solide dans l'espace, verticalité soulignée par le pan de linge blanc qui cache à demi le pied gauche du meuble.



Saint François en méditation sur le Crucifix (1606)
Crémone, Museo Civico 


Suite de
Commandé probablement pour un monastère franciscain de Rome ou de Naples, ce tableau, d'une date incertaine, fut identifié par Roberto Longhi en 1943 qui a proposé 1606.


La scène se passe en extérieur. Saint François, agenouillé, a le menton appuyé sur ses mains entrelacées. De profondes rides creusent son front et il médite.


Il est en train de lire un livre dont les pages sont maintenues ouvertes par un crucifix. Un crâne en memento mori ou en « nature morte de dévotion », supporte la couverture et quelques pages de droite. 


La bure, aux teintes brunes assez lumineuses, est sculptée par la lumière, et le détail naturaliste du bord effrangé de l'humble vêtement, est typiquement caravagesque. Comme l'éclairage puissant de la scène, tombant depuis la gauche du tableau et ménageant en fond une ombre profonde qui découpe le saint comme une statue. 

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(1) Quelques spécialistes avancent que Le Bacchus malade aurait été peint dans une période où le Caravage était frappé par la malaria ; d'autres parlent simplement d'une sortie de convalescence. L'érudit Maurizio Marini soutient quant à lui que la tonalité verdâtre de l'image serait plutôt due à une procédure inadéquate d'une restauration ancienne. 

(2) Le choix de la position du personnage, l'enroulé du bras font fortement penser que Caravage a été influencé par un dessin de la Sibylle persique de Simone Peterzano, parfaitement connu, peintre chez lequel il avait démarré son apprentissage à 13 ans, dès 1584 et pour au moins 4 voire 6 ans. 


(3) Les deux autres versions sont, l'une dans la collection Wildenstein et l'autre à la Badminton House de Gloucestershire, l'attribution de cette dernière étant toutefois contestée. (4) Il existe du joueur de luth une version légèrement différente (qui me semble, personnellement très contestable comme oeuvre originaleà qui est au Metropolitan Museum de New York. Avec, en particulier un virginal et une autre partition, celle d'un madrigal de Francesco Layolle (1492-1540), extrait de son Premier livre de Madrigaux intitulé "Lassare il velo".  En haut à gauche, on y voit une petite cage avec un oiseau, qui symboliserait selon certains le chant naturel. Pour d'autres, il serait le signe de la solitude du poète amoureux et, forcément, malheureux !! (5) Elle pose également pour le Portrait d'une courtisane exposé au Kaiser Friedrich Museum de Berlin mais qui fut détruit lors des bombardements subis par la capitale allemande lors de la Seconde Guerre mondiale.

(6) Scène issue de l'Ancien Testament  :Livre de Judith, 13:8-116.


SIMON, ELIE, DAVID ET LES AUTRES

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Affiche de propagande nazie : Der Strümer novembre 1937
"Le démon de l'argent..." je vous épargne la traduction complète de ce tissu d'infamies

Une de mes amies - au nom italien commençant par Santa... - a ce qu'il est convenu d'appeler une "mère juive". Elle en parle souvent, pour nous dire combien cette maman tyrannique correspond au stéréotype conventionnel, et forcément simplificateur, de la "mère juive" : vénération excessive et indulgence hors de propos pour son fils qu'elle materne, sans avoir compris qu'il a plus de 60 ans, dévalorisation systématique de ses filles, surtout de mon amie (l'autre a fui aux Etats Unis !!), usant et abusant de la culpabilisation afin mieux tous les manipuler (1). Habitant à deux pas, elle est capable de faire irruption chez elle à tout instant, sans frapper ni s'annoncer, se mêlant sans scrupules de tout avec les meilleurs intentions du monde. Infernale mais toujours présente, coquette, aimable, drôle et joyeusement despotique, cette vieille dame assume avec fierté ce rôle à sa mesure.

Jules Grün : Fin d'un dîner entre amis

Il y a une quinzaine d'année, mon amie devint grand-mère : un adorable petit garçon venait de naître, que sa fille décida d'appeler  Élie. Et, un soir où nous dînions ensemble, l'amie nous raconta la crise épouvantable que faisait sa maman, inquiète du choix de ce prénom, à la connotation trop manifestement hébraïque, disant à qui voulait l'entendre que c'était dangereux. Je revois, comme si c'était hier, la joyeuse tablée s'esclaffant à qui mieux mieux sur l'archaïsme incroyable de cette réaction, et sur l'invraisemblance de cette peur, à nos yeux totalement dépassée et injustifiée.


C'est ce souvenir qui m'est revenu l'autre matin quand j'ai entendu l'effrayante histoire arrivée à un jeune couple de Créteil. On y parlait sans retenue du "caractère antisémite avéré", de préjugés qu'on croyait dépassés du type "les juifs ont de l'argent". Préjugé tout juste bon pour la génération de nos parents (ils sont presque tous morts, Dieu ait leur âme) : ils l'avaient tant entendu rabâcher à force de journaux, d'affiches et de films d'actualité au début des années 40, qu'ils avaient du mal à l'effacer de leur esprit.
Cette réaction, malheureusement légitime, de la vieille maman de mon amie aurait d'ailleurs aussi pu me revenir à l'esprit lors de l'affaire Merah, ou au moment de la tuerie du Musée juif de  Bruxelles. C'était il y a 15 ans et les alarmes de cette dame âgée nous semblaient d'un autre âge, ridicules et absurdes, quoique vaguement émouvantes, car elle avait vécu la guerre et son inquiétude s'appuyait sur un passé respectable. Mais tous, autour de cette table, étions d'accord pour dire que c'en était heureusement terminé des vieilles lunes, que le monde avait changé et que, bien sûr, on ne verrait plus jamais ça. Un prénom, fut-il un marqueur culturel affiché, ne devait pas être source d'angoisse... Et l'arrière-grand-mère ferait mieux, disions-nous, de s'émerveiller sur le joli sourire du bébé, plutôt que de ressortir ces craintes ancestrales et démodées.


Vous me direz, avec justesse, qu'il faut raison garder, qu'il existe partout des pieds-nickelés prêts à s'emparer de n'importe quel prétexte fumeux pour justifier leurs exactions... Vous ajouterez qu'il ne faut pas s'étonner que l'antisionisme de bon aloi (et sans doute justifié) fasse, aux yeux de ceux que de telles subtilités dépassent, le lit d'un antisémitisme qu'on pourrait qualifier primaire... Mais mon propos n'est pas ici de développer ces sujets délicats. Ce qui me frappe, c'est la distance parcourue, un peu à notre insu, depuis 15 ans : nous pensions à l'époque que, concernant les haines élémentaires, le monde avait changé et que s'ouvrait devant nous une ère de tolérance et de discernement, remisant au rang des antiquités la peur de l'étoile juive. Le monde nous a donné tort et il dément chaque jour un peu plus nos illusions candides.

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(1) Conseil à une mère juive : « Faites cadeau à votre fils Marvin de deux chemises sport. La première fois qu’il en met une, regardez-le avec tristesse, et dites-lui d’un ton pénétré : “Alors, et l’autre, elle ne te plaît pas ?” » (Dan Greenburg, How to Be a Jewish Mother, Los Angeles, 1964, cité dans Paul Watzlawick et alii, Une logique de la communication, traduit par Janine Morche, Paris, Seuil, 1972, points essais p. 211.)(source)

LES BAS-FONDS DU BAROQUE À LA VILLA MEDICIS

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Une exposition de la villa Médicis qui sera au Petit Palais du 24 février au 24 mai prochains. En attendant, et jusqu'au janvier, elle est à la villa Médicis de Rome jusqu'au 18 janvier 2015 et c'est là que nous l'avons découverte. Comme toujours à l'Institut Français de Rome, un accrochage superbe dans des lieux qui se prêtent à une présentation de très bon goût, claire et aérée.

Rome Baroque c'est, pour le touriste lambda, les ors et les pompes de la Contre-Réforme, une ville fastueuse et virtuose où les mécènes pullulaient et favorisèrent le développement d'un art religieux brillant et luxueux. En effet, au XVIIe siècle, la ville, embellie par les papes, acquiert prestige et dignité. L'art est mis au service de la propagande catholique et la cité de Rome doit offrir l'image de la suprématie de la papauté. Elle devient donc naturellement le centre de rayonnement de l'art tridentin. Une ville somptueuse, héritière du goût antique et où triomphe le concept du beau idéal. On y déploie marbres et dorures, brocards et pierres précieuses pour la plus grande gloire de Dieu. Ainsi, la Rome du Seicento devient, grâce aux commandes de l'Eglise et des puissants, le centre culturel le plus vivant d’Europe, forte d’une avant-garde qui attire les artistes de tous les pays. Nombreux sont les peintres et sculpteurs français, hollandais, flamands ou espagnols qui s’installent et font carrière dans ce qui est devenu la Capitale des arts. Et c'est cette image qui, dans un premier temps, s'impose : Cortone, Le Bernin, les Carrache, le Lorrain, bref, une kyrielle de peintres au service d'un idéal religieux "démonstratif".


Mais Rome, c'est aussi, de fait, un cité "d'artistes" : pauvres parfois, frondeurs souvent, buveurs, jouisseurs, rarement aussi raffinés dans leur vie que dans leurs œuvres, plus proches dans leur quotidien des gens du peuple que des puissants. Une Rome commune, parfois grossière et misérable, un monde burlesque et poétique, vulgaire et violent, qui devient pour certains artistes la thématique centrale ou accessoire de leur œuvres.


L'exposition s'est fixé pour objectif de révéler "le versant obscur et insolent de la Rome baroque, celui des bas quartiers, des tavernes, des lieux de perdition. Une “Rome à l’envers”, travaillée par les vices, la misère et les excès de toutes sortes, à l’origine d’une étonnante production artistique, empreinte de paradoxes et d’inventions destinées à subvertir l’ordre établi". Et, par-delà la mise en avant de thèmes, de styles et de formes picturales originales car "hors normes", l’exposition s'intéresse aussi à cette communauté cosmopolite et pourtant unie d'artistes de tous horizons, jeunes, au sang chaud et à la vie tumultueuse.



Ces artistes, souvent impécunieux quoique talentueux, se retrouvent pour boire, jouer,  parler, s'amuser : tous ont envie de peindre aussi cet aspect de leur existence. Cela donne lieu à une production audacieuse, riche de nombreux paradoxes et d'inventions, iconographiques et formelles, surprenantes. Leurs toiles qui décrivent les bas-fonds, la vie nocturne et ses dangers se jouent des codes visuels en vigueur et des normes de beauté : elles dévoilent le visage clandestin de la capitale de la papauté, pas pour dénoncer mais simplement pour montrer leur environnement au jour le jour.


On y voit des tavernes, des scènes de rixe, des gens en train de jouer et de tricher, des débordements sexuels, des gestes obscènes. Les paysages "classiques" de la Ville éternelle, citadins ou pastoraux, sont sciemment pervertis par des détails dissonants, burlesques ou scatologiques, habités de gueux, de prostituées, de travestis,  de vagabonds ou de brigands. On y tourne parfois le beau en dérision en montrant la trivialité des gens du peuple ou les péripéties et rituels quotidiens de ces gens simples qui se représentent sans fard - par exemple un homme urinant sur des ruines antiques. Ces œuvres déploient la panoplie des vices et des dérives, liés à des pratiques condamnables et condamnées, le tabac, l’alcool, le jeu et les plaisirs de Vénus, sources consacrées de perdition. Et les artistes n'hésitent pas à se représenter eux-mêmes dans ce contexte de débauche.


À l’origine de cette production artistique et dans la lignée du Caravage, on trouve des artistes "célèbres" : Claude Lorrain, Valentin de Boulogne, Jan Miel, Sébastien Bourdon, Leonaert Bramer, Bartolomeo Manfredi, Jusepe de Ribera, Pieter van Laer, Nicolas Tournier ... mais pas seulement. C'est tout une communauté internationale qui est installée au pied  de la Villa Médicis, tout au long de la via Margutta, entre les quartiers de Santa Maria del Popolo, Sant’Andrea delle Fratte et San Lorenzo in Lucina. Nombre d'entre eux, d'abord d'origine nordique, puis toutes nationalités confondues se retrouvent de 1620 à 1720 dans un "club", sous le vocable des Bentvueghels (les “Oiseaux de la bande”), l’association des peintres du Nord de l’Europe réunis à Rome sous la protection de Bacchus, dieu du vin et de l’inspiration artistique. Ils produisent ce qu'on a appelé les bambochades (des Bamboccianti d'après le nom du plus connu d'entre eux, Peter Van Lear, bossu et surnommé le"pantin" et dont l'autoportrait sans concession figure dans l'exposition*), truculents témoignages de leur joyeuse turbulence.


Cet art est donc une forme assumée de provocation, avec des peintures qui traitent sans détour de la licence, de la vulgarité, voire de l'insulte (comme ces toiles qui montrent sans ambiguité le geste obscène de "la fica") ce qui ne les empêche pas de proposer aussi une réflexion quasi "philosophique", méditation sur l'inconstance de la fortune, sur la fragilité de la condition humaine et l'inéluctabilité du temps qui passe. N'hésitant pas à avoir recours au renversement des modèles (et la figure de Bacchus facilite cette approche) cette peinture utilise les ressorts de la caricature, de la satyre et de l'ironie.


L’exposition ne se limite ni à un mouvement ou à une école artistique, ni à la question de la scène de genre au Seicento ; elle explore les thèmes, les personnages et les péripéties quotidiennes qui apparaissent dans les arts des premières décennies du XVIIe siècle, dans la peinture, mais également dans la musique ou la littérature, avec le roman picaresque, et dans le théâtre, avec la Commedia dell’arte.


8 sections émaillent le parcours : Bacchus et les rites bachiques, le renversement des modèles (1), le Carnaval, la Commedia dell'Arte et le travestissement (2) les rixes, les brigands et les dangers de la vie quotidienne (3), les plaisirs de Vénus (4), la taverne truculente(5), les visages de la Rome d'après nature (prostituées, mendiants, buveurs, musiciens, humbles métiers ...) (6), paysage et vulgarité (7) et enfin la taverne mélancolique (8).

Quelques peintures de l'exposition :

Giovanni LANFRANCO - Homme nu au chat -1620

Exceptionnelle au XVIIe siècle, cette représentation d'un jeune homme nu, posant comme une Vénus et jouant avec un chat, est l'œuvre d'un élève des frères Carrache. Il ne s'agit nullement d'une "Académie" : l'homme est mollement étendu sur une couche étincelante de blancheur, à peine recouvert d'un drap qui cache le minimum. La sensualité de la pose et le lit entouré de rideaux confèrent à la scène un caractère intimiste. Le regard que le modèle jette vers le peintre, et donc vers le spectateur, est ambigu, chargé de promesses égrillardes. Le chat, animal réputé pour sa douceur et son indépendance, est ici emblème de volupté et de liberté, voire même porteur d'une légère coloration diabolique.

Jean Both, Fête et bagarre près de l’ambassade espagnole à Rome, 1637-1638, 
Stockholms Universitets Konstsamling.

Une scène de rue, débridée, évoquant désordre et licence, les uns s'amusent, d'autres, déjà ivres, se battent ! Au coin à droite, deux colonnes brisées et une architrave en ruine situent la scène : nous sommes bien à ROme

Bartolomeo Cavarozzi, La Douleur d’Aminte, collection particulière.

Un jeune violoniste, pensivement appuyé sur un tambourin, regarde au loin, perdu dans ses pensées. C'est Aminte, le petit-fils du dieu Pan. Il aime Sylvie, la petite-fille du fleuve qui arrose la contrée (les environs de Ferrare). Ils ont été élevés ensemble, ne se sont jamais quittés, et il lui déclare sa passion. Sylvie, offensée, le bannit de sa présence. Cependant Amyntas trouve une occasion de sauver Sylvie des attaques d'un satyre; mais elle n'en demeure pas moins irritée, le fuit toujours, et il apprend, par une fausse nouvelle, qu'elle a été tuée à la chasse. Le désespoir s'empare de lui, et il va se précipiter du haut d'un rocher... Sans doute est-il ici en train de ruminer ses sombres projets. La partition lisible sur le livre de musique est un passage d'un madrigal composé par Erasmo Marotta en 1600 ("Dolor che sì mi crucii") à partir de l'Aminta (1573), la fable pastorale de Torquato Tasso qui conte son histoire. À gauche un jeune flutiste joue un air qu'on devine mélancolique, tandis que sur la table s'entassent de belles grappes de raisins noirs et blancs.

Bartolomeo Manfredi - Bacchus et un buveur - 1621-1622

Traditionnelle scène de libation, traitée dans un clair-obscur digne de Caravage, la scène évoque une véritable vénération au dieu des agapes et du vin. Le buveur pourrait être un peintre ou un jeune seigneur égaré dans une sombre taverne. Quant au dieu de la vigne, il est double symbole, de vérité (in vino veritas) mais aussi d'inspiration, ingrédient indispensable au talent pictural. Certes, Bacchus ne fournit pas à l'artiste une inspiration aussi pure et aussi élevée qu’Apollon, protecteur du beau idéal, mais il s'agit d'une parodie que nos bamboches vénèrent avec ardeur.

Nicolas Tournier, Un concert, 1624-1626, Collection Musées de Bourges, France

La scène semble sage, un jeune homme chante alors qu'un autre l'accompagne de son luth. Les reliefs d'une tourte à la viande sont posés sur un marbre antique qui sert de table. A gauche, un autre gandin, verre à la main, courtise une jeune femme qui lui abandonne sa main gauche (attention, pas la droite !). Pourtant, le regard de cette dernière, qui s'appuie nonchalamment sur l'épaule du buveur, nous alerte : elle ne semble guère concernée par les roucoulades de son "amoureux", et jette un œil aigu vers l'extérieur de la scène, elle est ailleurs, présente seulement de corps. Sans doute, malgré sa tenue élégante et de bon goût, une "professionnelle" un peu désabusée.

Pietro Paolini, Les Tricheurs, 1625, collection particulière.

Scène traditionnelle où un jeune gogo, riche si possible, se fait plumer par une assemblée de connivence, qui profite de sa candeur et de sa naïveté. Le spectateur est toujours complice des crapules puisqu'il voit le geste malhonnête  qui permet de rouler l'innocent. Ici le pauvret est cerné : tandis que son partenaire, l'oeil fixe, extrait de sa chasuble une carte gagnant, un comparse guitariste montre dans son dos qu'il n'a que deux bonnes cartes. La jolie sultane de comédie qui l'accompagne a déjà saisi la bourse qu'il avait imprudemment mise en jeu. Il est fait !
Et pour que nous ne puissions pas prétendre n'avoir rien saisi à l'affaire, sur la gauche le jeune homme qui apporte les boissons nous regarde fixement : tout cela n'est que farce et roublardise, comme le rappelle sans ambages le masque de comédie en bas à droite.

Roeland van Laer, Bentvueghels dans une taverne romaine, 1626-1628
Museo di Roma – Palazzo Braschi

La taverne est sombre et son décor très sommaire. Deux grandes tables évoquent de possibles festins mais les nappes sont fripées et l'heure est à la beuverie. Pendant qu'un chien, au premier plan, dévore quelques restes, l'ambiance se déchaîne : on chante, on crie, on souffle dans des trompettes, certains sont montés sur des échelles pour écrire sur les murs de devises qu'on devine confuses et fumeuses, d'autres portent un joyeux drille sur leurs épaules, qui tente de faire tenir un flacon de vin en équilibre sur sa tête. A ses pieds, un nouvel initié vide un tonnelet pour montrer sa bravoure. Enfin, à gauche, un convive aviné lutine une jeune femme sous l’œil goguenard d'un polichinelle de pacotille.


Bartolomeo Manfredi, La réunion de buveurs, 1619-1620, collection particulière

Obscénités et insultes

Certaines oeuvres mettent en scène des scènes licencieuses ou carrément vulgaires, qui ne peuvent s'exprimer que dans le cadre de cet art "inversé", parallèle aux tendances officielles et aux représentations traditionnelles qui étaient le "fonds de commerce" de ces artistes. L'expostion regroupe trois toiles que lesquelles, sans la moindre ambiguité figure un geste particulièrement odieux et vulgaire, le geste de "la fica". Deux d'entre elles sont l'oeuvre du grand peintre français classique, quoique très caravagesque durant son séjour romain, Simon Vouet (**).



Simon Vouet (***) travaille pour le Vatican, exécute de grandes commandes religieuses pour le pape ou pour le roi de France, et pourtant ... Plusieurs de ses toiles mettent en scène le signe de la fica, un geste cité par Dante, par Erasme et dont la signification est parfaitement connue : connotation sexuelle évidente, mais aussi geste de mépris, de bravade, il est utilisé pour braver quelqu'un, mais aussi comme une insulte.


La diseuse de bonne aventure, une jeune égyptienne (d'après ses vêtements) est en train de lire l'avenir du jeune paysan, un thème mis à l'honneur par Caravage en peinture, mais aussi souvent évoqué dans la Commedia dell'arte et dans les chansons populaires. Le jeune homme, complètement sous le charme de la jolie sorcière, arbore un air benêt qui trahit sa crédulité, qui en fait une proie idéale.


Mais elle oublie forcément de lui raconter qu'il est en train de se faire trousser par la vieille entremetteuse qui, pour marquer son mépris pour le sot, exécute ouvertement et en riant franchement, le geste de la fica par-dessus son épaule, à notre intention bien sûr puisque nous sommes témoins de l'affaire. 


Elle manifeste son dédain envers le pauvre paysan, mais elle nous prend à parti et son geste nous met au défi d'intervenir pour tenter de prévenir le sot : ce faisant, elle nous insulte en riant, certaine que nous n'interviendrons pas. Beauté et laideur sont ici intimement mêlées, nous sommes complices bon gré, mal gré, manipulés et voyeurs. Et le premier à subir l'injure est le commanditaire, Cassiano dal Pozzo****, érudit italien, secrétaire du cardinal Francesco Barberini, il était aussi antiquaire, collectionnant les œuvres du classicisme romain.


Deux autres toiles reprennent, je l'ai dit, ce pouce coincé entre l'index et le majeur. Une toile anonyme, conservée à Lucca ...


.... et sans doute exécutée par un peintre de l'entourage de Manfredi, dont l'insulte est le sujet principal : le sujet nargue carrément le spectateur en direct ...


... et une autre toile de Vouet (onu, peut-être de son atelier), prêtée par le musée de Caen. Ici la peinture est un double provocation avec jeu de mot à l'appui : d'une part elle représente un travesti, un jeune homme bouclé, déguisé en femme, sans qu'il soit fait allusion à une quelconque fête ou carnaval justifiant cet accoutrement, et d'autre part sa main droite qui montre, de façon très évocatrice, le geste de la fica, pendant qu'il brandit, délicatement tenues entre le pouce et l'index de la main gauche, deux grosses figues de forme allongée. Le sourire canaille qu'il adresse au spectateur, son air malicieux et fripon ne laissent aucun doute sur sa profession et ses orientations sexuelles, et ses fruits sont chargés de sens. 
Rappelons-nous qu'au départ (avant la feuille de vigne) Adam cache sa nudité avec une feuille de figuier, mais aussi que c'est l'arbre auquel se pendit Judas, éperdu de remords d'avoir trahi le Christ. La forme externe des figues évoque les testicules alors que leur apparence interne évoque le sexe féminin, ambiguité qui sied particulièrement au sujet ! D'ailleurs, le latex blanc du figuier et du pédoncule de la figue, ont longtemps symbolisé à la fois lait et sperme, féminin et masculin, et le fruit prend ici toute sa "salveur", largement explicitée par le geste du jeune homme.


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Notes :
* Les photos n'étant pas autorisées dans l'exposition, je n'ai trouvé de cet autoportrait, exceptionnellement prêté par la Galerie Pallavicini, et donc très rarement visible, qu'une reproduction en noir et blanc, où l'on voit que Peter Van Lear était plus contrefait que bossu. 


** Il existe une troisième toile à Lons-le-Saunier, du même peintre, traitant du même sujet et intitulé Jeune femme jouant du tambour de basque. Les organisateurs de l'exposition espéraient qu'elle serait pêtrée à Rome, mais peut-être figurera-t-elle au Petit Palais.

*** Rappelons en deux mots sa carrière, pour montrer combien il était un artiste "reconnu" et combien son répertoire était normé. La qualité et la diversité des soutiens financiers et politiques dont il bénéficie tout au long de sa carrière en ont fait un artiste hors du commun : après un séjour à Londres où il réalisé le portrait d’une « Dame fort considérable par sa naissance et sa beauté », il part en 1611 pour Constantinople afin de peindre celui du Sultan Achmed Ier. Pensionné du roi de France dès 1614 pour séjourner en Italie, il reçoit de nombreuses commandes de la part des familles notables et princières de Gènes, Milan, Florence... Il peindra, en particulier, le portrait du Pape Urbain VIII (1623)et recevra commande en 1624 pour la basilique St Pierre (Adoration de la Croix). Élu prince de l’Académie de St Luc (1er français à accéder à ce titre), il sera rappelé en France par Louis XIII pour servir les projets de la monarchie avec une rente annuelle de 1000 livres (1626). Dès lors, il domine la scène artistique française et travaille pour le roi, l’Eglise, Richelieu, les grands du royaume (1627-1640).

**** Né en 1588 à Turin – mort en 1657 à Rome. Ami de longue date et mécène de Nicolas Poussin qu'il a aidé lorsque ce dernier est arrivé à Rome. Poussin, dans une lettre, a en effet déclaré qu'il était « un disciple de la maison et du musée de cavaliere dal Pozzo ». Il était aussi un Docteur ayant un intérêt pour la proto-science de l'alchimie, correspondant de personnes connues comme Galileo Galilei, collectionneur de livres et maître en dessins, dal Pozzo était un lien majeur dans le réseau de scientifiques européens. On sait, par une inscription au dos du tableau (qui se trouve au palazzo Barberini à Rome) qu'il commanda cette toile à Simon Vouet.

Sources : les photographies n'étant pas autorisées dans l'exposition, j'ai utilisé pour illustrer cet article les photos proposées par le site de l'exposition, par les musées abritant les oeuvres et, pour les photos de la villa Médicis, le site Flick où figurent ces clichés.
A propos du geste de la fica, compléments ici, et ici.
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